Au Niger, la France a entamé des discussions pour retirer ses forces militaires après avoir refusé, dans un premier temps, de se soumettre aux exigences de la junte. Dans un entretien avec APA, Florent Geel, médiateur dans les conflits armés et ancien directeur Afrique de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), analyse ces négociations en cours entre Paris et Niamey pour définir les contours de ce départ et ses conséquences pour les pays du Sahel et leurs relations avec la France.
Après avoir refusé de reconnaître la junte au Niger, la France a entamé des négociations avec les militaires au pouvoir pour retirer ses forces engagées dans le pays. Comment comprenez-vous cette décision de Paris ?
Les négociations entamées entre les autorités nigériennes et françaises sur les modalités d’un retrait des forces armées françaises stationnées dans le pays étaient devenues inévitables depuis quelques semaines. Les autorités françaises ne pouvaient pas se permettre de laisser leurs forces sous la menace d’un éventuel blocus des bases françaises (rotations, approvisionnement, circulation) ou de manifestations où des soldats français seraient pris à partie et de risquer un incident propice à une escalade des tensions.
Du moment que les autorités en place – même non-reconnues par Paris – semblent être en mesure d’arracher à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) une période de transition d’au moins plusieurs mois et que la junte a dénoncé les accords de défense et de coopération avec la France, il semblait évident que l’avenir des forces françaises au Niger était scellé et à court terme. Comment envisager le maintien de 1200 éléments dans de telles conditions ? Il s’agit maintenant de se retirer en bon ordre et en évitant au maximum le vide sécuritaire qui profite aux groupes armés jihadistes sur le terrain.
Les contacts n’ont jamais été véritablement interrompus au niveau opérationnel mais ils se sont récemment intensifiés entre le commandant des forces françaises au Sahel, le général Bruno Baratz, et le chef d’état-major de l’armée nigérienne, Moussa Salaou Barmou.
Paris a cependant pris soin de laisser entendre que les discussions actuelles se déroulent entre responsables militaires des forces armées des deux pays. Cela pour tenter de conserver la cohérence selon certains ou sauver les apparences pour d’autres, de son positionnement politique et diplomatique de ne pas reconnaître la junte au pouvoir. En fait, les contacts n’ont jamais été véritablement interrompus au niveau opérationnel mais ils se sont récemment intensifiés entre le commandant des forces françaises au Sahel, le général Bruno Baratz, et le chef d’état-major de l’armée nigérienne, Moussa Salaou Barmou. Et depuis la fin du mois d’août, les discussions portent sur les contours d’un retrait graduel des militaires français.
Pensez-vous que l’évolution de la position de Paris est la conséquence de la souplesse dont a fait montre son allié américain avec les nouvelles autorités nigériennes ?
Le positionnement américain mais également de « certaines capitales européennes » – comme l’a formulé Emmanuel Macron lors de son discours aux ambassadeurs le 28 août dernier – a isolé la France dans sa posture diplomatique et militaire à l’égard de la junte, c’est certain. Malgré l’alignement de Paris sur la position de la Cédéao, beaucoup de diplomaties influentes voient les positions de la France en Afrique comme « radioactives » – selon le terme d’un analyste américain – et sont par conséquent tentées de s’en démarquer.
Mais l’évolution de la position de Paris tient également aux réalités opérationnelles sur le terrain : en l’absence d’autorisation des forces armées nigériennes, les forces françaises ne peuvent plus opérer. Ce que l’on appelle la « co-action des Forces » – le fait d’opérer conjointement et uniquement à la demande des autorités nationales – était un mode d’engagement qui préexistait au coup d’État du 26 juillet 2023. C’était d’ailleurs la nouvelle forme d’engagement des forces françaises au Niger qui avait été exigée par le Président Bazoum.
Aujourd’hui, il apparaît évident que la junte ne sollicitera plus l’intervention des 1200 éléments français présents dans le pays. Leur présence devient dès lors sans objet et il faut organiser leur retour. Le fait que les Américains puissent poursuivre leur coopération avec l’armée nigérienne en matière de renseignements (électronique, GEOSINT, etc.) et éventuellement suppléer le retrait des Français dans le soutien aérien et l’élimination de cibles (par des drones armés) a pu convaincre la junte à se décider de se passer définitivement des forces françaises. Et cela, au-delà de l’évident gain politique interne et régional que ne manquerait pas de constituer pour la junte le fait d’exiger le départ des forces armées françaises du Niger comme avant eux les juntes malienne et burkinabè.
Est-ce que le retrait des forces françaises engagées au Niger remet en cause l’idée d’une intervention armée pour rétablir le président Mohamed Bazoum, sachant que la France soutient cette menace brandie par la Cédéao ?
Les discussions en cours entre la Cédéao et le Niger semblent privilégier maintenant une transition de plusieurs mois – entre 6 et 24 mois selon les options – ce qui écarte l’hypothèse d’une intervention militaire dont la faisabilité opérationnelle apparaît de toute façon très délicate et dont le coût politique semble encore plus élevé.
Dans le cas, à mon sens, très hypothétique d’une intervention militaire de la Cédéao, la France pourra toujours être en mesure de soutenir logistiquement une telle opération dans la mesure où l’agenda du départ des forces françaises n’est pas encore connu et prendra selon les premières estimations du Ministère français des armés au minimum trois mois. Pendant ce temps, les forces françaises demeurent opérationnelles, au moins sur le papier, car elles ne mènent plus aucune opération depuis le 26 juillet dernier. Elles sont toutefois mobilisables tant de façon logistique qu’en matière de renseignements car il est peu probable et aucunement souhaitable que des soldats français soient engagés directement dans une telle opération. Mais, je le répète, une telle intervention semble très peu et de moins en moins probable. Le fait que les discussions en cours portent sur le retrait des éléments français détachés auprès de l’opération anti-terroriste nigérienne Almahaou ainsi que sur les moyens aériens (avions, hélicoptères et drones) sont de bons indices du caractère fort improbable d’une participation directe des forces françaises à une opération de la Cédéao et de la faisabilité de l’opération elle-même.
La France reste intransigeante sur certains points, comme le départ exigé de l’ambassadeur Sylvain Itté par la junte. Mais considérez-vous que la France a perdu la partie au Niger et dans les pays du Sahel plus largement ?
Il semble assez clair que malgré l’illégalité du coup d’État, la posture très légaliste de Paris et son soutien au Président Bazoum et à la Cédéao, cette position est largement inaudible auprès des populations de la région et peu soutenue par ses partenaires internationaux et européens. Une telle posture renvoie – malgré tous les argumentaires – au passé colonial et postcolonial français, en particulier dès lors qu’il existe une dimension militaire à cet engagement (en l’espèce la présence de militaires français au Niger).
En l’occurrence, il s’agit moins actuellement pour la France « de gagner ou de perdre la partie » que de contribuer de façon positive et responsable à une sortie de crise politique rapide pour le Niger et d’organiser en bon ordre le départ des forces françaises. La France ne peut pas rester militairement dans un pays sans qu’il existe un consensus assez large dans ce pays pour que cette présence soit soutenable et productive. On ne sauve pas les gens contre leur gré. La présence militaire française au Sahel n’est plus souhaitée comme en 2013 lorsque le Nord du Mali tombait aux mains des groupes armés. De surcroît, une telle présence ne constitue probablement pas une nécessité existentielle pour la France dans la mesure où les groupes armés djihadistes n’ont jamais émis l’idée et n’ont jamais été en mesure de projeter des actions terroristes en France ou en Europe.
Il est en revanche dommage que le départ des forces armées françaises et étrangères ne soient pas compensées par une montée en puissance suffisante des forces armées nationales ou de forces régionales ou internationales de maintien de la paix (la Minusma au Mali est en plein processus de retrait à la demande de la junte malienne) afin de protéger plus efficacement les civils qui demeurent les principales victimes des conflits au Sahel. Au contraire, les chiffres disponibles et les plus crédibles montrent que les groupes armés djihadistes progressent et sont toujours plus meurtriers (5,5 fois plus en 2022 que les quatre précédentes années selon ACLED). Mais ces mêmes chiffres montrent que les civils ont été principalement victimes des forces armées nationales sahéliennes en 2022 et 2023 et que cette tendance s’accentue. La présence et l’action du groupe paramilitaire russe Wagner ayant amplifié ce phénomène depuis leur arrivée au Mali en 2022. Toutes ces exactions constituent de surcroît de puissants outils de recrutement pour les groupes djihadistes.
Quel avenir voyez vous pour les relations entre la France et les pays du Sahel au regard des récents événements ?
C’est un avenir qui est à réinventer. Ce sera dur en raison du passé, du présent et des désillusions réciproques de ces dix dernières années. Car, il faut s’en souvenir mais avant 2013 et l’opération Serval, la France avait une empreinte militaire légère au Sahel avec seulement la présence discrète de forces spéciales de Sabre au Burkina Faso. Cela montre combien le concept de la guerre contre le terrorisme est inadapté pour lutter contre des insurrections djihadistes au Sahel, surtout menée par des forces étrangères. D’autres concepts et moyens auraient dû être mobilisés pour lutter contre de tels groupes.
La France doit faire son introspection et sa révolution conceptuelle sur sa relation et ses actions au Sahel et plus largement dans les pays africains où elle est intervenue. J’aimerais qu’un avenir commun puisse être reconstruit rapidement. Mais au-delà des relations personnelles qui demeureront vivaces en raison de la présence de fortes diasporas au moins en France, je crains qu’il ne faille des dizaines d’années pour reconstruire des relations étatiques saines et débarrassés des pesanteurs de relations viciées par l’héritage colonial et postcolonial, les ressentiments réciproques et la « violence de la lutte libératrice et de ses abus » comme le formulait déjà en son temps Frantz Fanon. Des processus idoines devraient être approfondis au Sahel et en Afrique sur cette relation. Ce n’est pas la fin de l’Histoire mais bien le début d’une nouvelle séquence de l’Histoire, plus équilibrée espérons-le.
Toutefois, si je ne peux qu’espérer que cette recomposition qui est en train de se dessiner sous nos yeux soit celle d’un processus de réelle autonomisation, d’une pleine indépendance et de progrès sociaux, je crains que l’avenir immédiat au Sahel ne soit empreint d’un accroissement des conflits et des exactions, de la mise en place de régimes autoritaires militaires et/ou de religieux conservateurs et de leurs corollaires pour les libertés publiques et individuelles. Espérons que les forces progressives sauront réinventer des formes de gouvernement politique et démocratique adaptées aux spécificités des nations africaines afin de garantir l’essor et le développement de la région. Soutenir humblement de telles alternatives tout en travaillant sur l’établissement d’échanges aussi bien politiques qu’économiques respectueux et équilibrés pourraient constituer des éléments d’une nouvelle approche française envers les pays africains francophones. Cela permettrait peut-être d’éviter une longue traversée du désert pour les relations entre la France et les pays du Sahel.