Trois soeurs, bébés amarrés dans le dos, avancent sous le vif soleil de midi pour traverser la
frontière entre l'Etat rural de Katsina, dans le nord-ouest musulman conservateur du Nigeria
où elles vivent, et le Niger, où réside leur père, afin de se rendre à un mariage.
Ce trajet banal leur est pourtant officiellement interdit depuis août 2023 et les sanctions
imposées à Niamey par la Communauté des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) après la
prise du pouvoir au Niger par une junte militaire.
La route où défilaient continuellement camions et voitures est silencieuse depuis presque
sept mois.
"Les conducteurs de moto évitent de passer par le poste frontière et font un détour, ils
prennent trop cher, c'est pour cela qu'on marche", explique Sa'adatu Sani, 30 ans, qui n'a pas
pu dépenser les 800 nairas (0.50 dollars) réclamés par le moto-taxi pour se rendre de Jibia au
village nigérien de Dan Issa, à 18 kilomètres.
Comme tant d'autres Nigérians frontaliers, les trois soeurs continuent de se rendre de l'autre
côté, soit par le poste frontière de Jibia, où les autorités ferment les yeux sur les voyageurs à
pied, soit par les chemins parallèles où s'aventurent automobilistes et mêmes certains
commerçants, au risque de se faire saisir leurs biens par les douaniers.
A quelques centaines de mètres de là, le réputé marché dominical de Jibia bourdonne
mollement. L'affluence est bien inférieure à celle d'avant la fermeture de la frontière.
"Les Nigériens venaient ici vendre des haricots, des dattes, et achetaient notre maïs, notre
sorgho... Maintenant nous devons trouver d'autres clients alors que tout ce que nous avons
connu jusqu'ici était le commerce transfrontalier", déplore Ibrahim Lawal Makiyayi, 53 ans,
qui cultive fruits et légumes à la limite de la ville, chef-lieu d'une circonscription de près de
300.000 habitants.
Dans cet Etat considéré comme le grenier à céréales du pays, "nous avons du mal à faire trois
repas par jour", se plaint Hamza Lawal, chauffeur routier dont les activités sont à l'arrêt
depuis la fermeture de la frontière.
Le Nigeria, qui partage 1.600 km de frontière avec son voisin, était jusque-là l'un des
principaux partenaires commerciaux du Niger avec 193 millions de dollars d'exportations en
2022 selon les Nations Unies (électricité, tabac, ciment...).
Depuis la fermeture de la frontière, c'est même la double peine pour la population locale, qui
a vu les prix de l'alimentation exploser sous l'effet combiné des nouvelles restrictions de
circulation et de l'inflation galopante après que le président nigérian, Bola Ahmed Tinubu, en
fonction depuis mai, a mis en place des réformes économiques qui ont plongé le pays dans la
crise.
En janvier, l'inflation frôlait les 30% et les Nigérians sont écrasés par le coût de la vie.
A Jibia, le sac de 100 kilos de millet ou de maïs a doublé en un an et se vend actuellement
60.000 nairas (40 dollars).
La crise actuelle pousse au pessimisme Hassan Issa, coordinateur régional de Médecins sans
frontières (MSF), qui craint que la malnutrition, déjà récurrente ici, atteigne des sommets
cette année, d'autant que le ramadan doit démarrer en mars, incitant les familles "à épuiser
rapidement leurs réserves pendant cette période de fêtes".
- Pillages, rançons et forces de l'ordre -
En plus des difficultés commerciales, les habitants de cette région rurale sont confrontés à
une insécurité endémique qui a empiré depuis la fermeture de la frontière.
Depuis des années, des groupes armés appelés "bandits" sévissent dans la région, pillant,
confisquant les terres et tuant sur leur passage.
"Nous achetions aux Nigériens notre bétail, nous l'élevions et le revendions pour vivre,
maintenant nous n'avons presque plus rien car les bandits nous volent nos bêtes", se
lamente l'éleveur Musa Abdullahu, 67 ans.
Avec la fermeture de la frontière et l'évanouissement de leurs perspectives d'emplois et de
revenus, certains jeunes nigérians se laissent tenter par le banditisme.
"Les gens n'ont rien à faire, ils tuent le temps, se mettent à consommer des drogues. La
pauvreté vous pousse au pire, au vol, au meurtre, à tout, pour survivre", se désole Sade
Rabi'u, 57 ans, chef traditionnel de Jibia.
Mais l'insécurité liée aux bandits n'est pas le seul ennemi des habitants.
"La fermeture de la frontière a créé des opportunités pour les bandits mais aussi pour les
agences de sécurité qui n'hésitent pas à confisquer les biens et à exiger des pots-de-vin",
insiste Philip Ikita, directeur de projet pour l'ONG Mercy Corps à Katsina.
Sur la route de 50 kilomètres qui mène de Katsina, la capitale de l'Etat éponyme, à Jibia, les
postes de contrôle se succèdent. Policiers, militaires ou contrôleurs autoproclamés
ponctionnent sans vergogne les voyageurs.
"Les bandits doivent se cacher, opérer dans l'ombre, alors que ceux qui sont censés faire
respecter la loi et protéger les citoyens constituent en réalité le pire fardeau pour le
commerce et la libre circulation", assène amèrement Philip Ikita.