L’ONG Ensemble Main dans la Main Niger-Russie (EMMNR) a organisé, ce samedi 14 décembre, une conférence internationale de grande envergure à l’hôtel Radisson Blu de Niamey, sur un thème crucial pour les États membres de l'Alliance des États du Sahel (AES) : la souveraineté alimentaire. Malgré plus de six décennies d’indépendance, les pays de l’AES restent fortement dépendants des importations pour satisfaire leurs besoins alimentaires de base. Selon les organisateurs, environ 90 % des produits alimentaires de consommation quotidienne, tels que les céréales, les produits laitiers, les fruits et les légumes, sont importés, entraînant ainsi des pertes colossales de plusieurs milliers de milliards de FCFA chaque année. Cette situation fragilise d’autant plus des économies déjà affaiblies par des défis sécuritaires et climatiques majeurs. Le thème de la conférence, « Souveraineté alimentaire des pays de l’AES : Enjeux, Défis et Perspectives », illustre parfaitement la nécessité d’une réflexion collective et d’une action concertée pour sortir de cette dépendance alimentaire structurelle et repenser les politiques agricoles pour assurer un avenir alimentaire durable et autonome.
Amadou Tidjani Maman, responsable de la communication de l’ONG Ensemble Main dans la Main Niger-Russie (EMMNR), a, dans son mot de bienvenue, insisté sur l’urgence de mener une réflexion approfondie sur la souveraineté alimentaire des pays du Sahel. Il a souligné que, malgré plus de soixante ans d’indépendance, cette souveraineté reste un objectif non atteint : « Après plus de soixante ans d’indépendance, les pays africains en général et ceux du Sahel en particulier n’ont toujours pas atteint une totale souveraineté sur le plan alimentaire. »
Il a également mis en lumière la contradiction frappante entre le potentiel agricole des pays membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) et leur forte dépendance aux importations : « Les pays de l’AES continuent encore et en ce 21e siècle à importer la majeure partie de ce que leurs populations consomment. »
À travers cette conférence internationale, l’ONG EMMNR ambitionne d’apporter des réponses concrètes à des questions essentielles pour l’avenir alimentaire de la région. Selon lui, il s’agit de répondre à trois interrogations clés : « Pourquoi cet état de fait ? Pourquoi à ce jour les pays sahéliens n’arrivent toujours pas à nourrir ses fils ? Qu’est-ce qu’il faut proposer ? »
Souveraineté alimentaire au Niger : Dr Naino plaide pour la valorisation des ressources locales et un changement de paradigme
Dr Abdel Kader Naino Jika, enseignant-chercheur à l’Université Abdou Moumouni de Niamey, avec près de dix ans d’expérience en recherche agronomique acquise dans des institutions internationales, a présenté le sous-thème « Souveraineté alimentaire des pays de l’AES : Cas du Niger ». Dr Naino a livré un exposé percutant, soulevant des questions fondamentales sur les blocages du système alimentaire actuel :
Un potentiel inexploité : Selon lui, le Niger et les pays de l’AES disposent de vastes ressources naturelles, notamment des nappes phréatiques abondantes. Il a illustré son propos par des exemples concrets, citant des forages historiques à Bengou et Diffa où l’eau jaillit encore naturellement, et soulignant le potentiel inexploité de 300 000 hectares pour la culture de dattiers, contre 200 000 hectares exploités en Égypte, leader mondial.
Des mythes démographiques et climatiques à déconstruire : Contrairement aux idées reçues, le Niger n’est pas surpeuplé, mais sous-exploite ses ressources humaines et territoriales. De même, le défi climatique, souvent invoqué, pourrait être surmonté grâce à une meilleure gestion des ressources en eau et à une diversification agricole, a t-il expliqué.
Un financement inadapté : Dr Naino a dénoncé la centralisation des fonds, qui empêche les acteurs locaux et les chercheurs de mener à bien leurs projets. Il appelle à des politiques plus inclusives et à une meilleure répartition des ressources.
Une Réflexion urgente et des solutions concrètes : Pour Dr Naino, la souveraineté alimentaire passe par un changement radical de paradigme. « Pendant plus de 50 ans, des milliards ont été investis dans l’agriculture sans résultats significatifs. Il est temps de revoir nos politiques, de valoriser nos ressources locales et de privilégier des approches adaptées à nos réalités », a-t-il affirmé.
Il a également insisté sur l’importance de cultiver localement des produits comme le maïs, les bananes et les dates, largement importés malgré des conditions favorables à leur production. « Pourquoi continuons-nous à acheter des bananes à 1 000 FCFA alors que nous pourrions en produire ? » s’est-il interrogé, invitant à une introspection collective.
Souveraineté alimentaire au Burkina Faso : Fatimata Segda présente une stratégie en trois volets pour relever le défi mondial de la faim et promouvoir l’agriculture durable
Fatimata Segda, ingénieure agroalimentaire et experte en démarche qualité des entreprises, a ouvert son intervention en contextualisant la situation mondiale de la faim, un problème persistant malgré les efforts déployés à l’échelle internationale. Selon la FAO, environ 730 millions de personnes dans le monde ont souffert de la faim en 2023, et cette situation est aggravée par les catastrophes naturelles et humaines. L'Afrique demeure la région la plus durement touchée, avec près de 20 % de la population souffrant de malnutrition en 2022. En outre, 2,8 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à une alimentation saine et nutritive, ce qui affecte particulièrement les femmes et les populations rurales. Les projections sont inquiétantes, car près de 900 millions de personnes pourraient encore souffrir de la faim d’ici 2030, un défi qu’il est crucial de relever.
Dans ce contexte, la souveraineté alimentaire devient essentielle. Ce concept, introduit lors du Sommet mondial de l’alimentation en 1996 à Rome, fait référence à un système où les peuples contrôlent la production, la distribution et la consommation de leurs aliments, tout en gérant leurs politiques agricoles et alimentaires de manière autonome. Fatimata Segda a souligné que le Burkina Faso a adopté ce modèle depuis les années 2000, notamment à travers la Confédération Paysanne du Faso (CPF), qui défend un modèle d'agriculture durable et autochtone, en phase avec les besoins locaux.
Pour garantir cette souveraineté, il est nécessaire de mettre en place des politiques adaptées afin de gérer stratégiquement la dépendance alimentaire. Fatimata Segda a cité plusieurs initiatives majeures qui visent à renforcer cette autonomie alimentaire, telles que la Politique sectorielle de production agro-Sylvo-pastorale (PS-PASP) 2018-2027 et le Plan stratégique national d’investissement Agro-Sylvo-Pastoral (PNIASP). Ces programmes visent à accroître la productivité et la durabilité des systèmes alimentaires locaux, avec un accent particulier sur la transformation des produits locaux et le soutien à l’agroécologie. Elle a aussi insisté sur l’importance de la régulation des importations et des exportations alimentaires et sur la facilitation des achats institutionnels par les coopératives agricoles pour renforcer les dynamiques nationales de développement agricole.
Fatimata Segda a ensuite détaillé une stratégie en trois volets complémentaires pour atteindre la souveraineté alimentaire. Le premier volet consiste à produire et consommer localement, en élargissant des filières agricoles telles que le manioc, la banane plantain et le lait. Elle a précisé que la mise en place de systèmes d’irrigation est essentielle pour soutenir ces productions et garantir une autosuffisance alimentaire durable. Selon elle, cette approche permettra de limiter la dépendance des populations vis-à-vis des importations et de renforcer la résilience des systèmes alimentaires locaux.
Le deuxième volet de la stratégie repose sur la production et la consommation de produits spécifiques qui ne peuvent pas être produits localement. Fatimata Segda a souligné qu'il est crucial de diversifier les sources d’approvisionnement pour ces produits tout en assurant leur disponibilité continue tout au long de l’année. Une telle diversification est fondamentale pour garantir la sécurité alimentaire, notamment en période de crise ou de pénurie.
Enfin, la coopération régionale a été identifiée comme un pilier incontournable pour la souveraineté alimentaire. Fatimata Segda a évoqué la nécessité de développer des accords de partenariat visant à promouvoir les produits locaux et à renforcer leur compétitivité. Elle a aussi mis l’accent sur des initiatives de labellisation et l’établissement de normes de qualité, qui permettront non seulement de valoriser les produits agricoles locaux, mais aussi d’augmenter leur compétitivité sur les marchés régionaux.
Fatimata Segda a conclu son intervention en rappelant que la souveraineté alimentaire ne peut être complète sans garantir la sécurité sanitaire des aliments. Elle a souligné qu’il est impératif que les produits alimentaires respectent des normes strictes d’hygiène et de traçabilité afin de protéger la santé des consommateurs. Pour cela, elle a insisté sur l’importance de former tous les acteurs de la chaîne de production et de distribution des aliments pour assurer la conformité aux normes sanitaires et prévenir les risques de contamination.
Souveraineté alimentaire au Mali : défis, perspectives et stratégies de Dr Fatoumata Tounkara pour un avenir durable
Dr Fatoumata Tounkara, experte malienne en sciences alimentaires, a abordé les enjeux de la souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest, en se concentrant sur le cas du Mali. Elle a expliqué que ces défis, au cœur des préoccupations du pays, sont exacerbés par des difficultés agricoles et nutritionnelles persistantes.
Dr Tounkara a décrit le Mali comme un pays sahélien avec une superficie de 1 241 238 km², traversé par deux grands fleuves (Sénégal et Niger), mais dépendant d'une gestion complexe des ressources en eau, influencée par les saisons sèches et les variations pluviométriques. Le pays est divisé en trois zones climatiques : le Sahara au nord, la zone sahélienne au centre et la zone tropicale au sud. Ces conditions géographiques compliquent la gestion agricole et l'accès à l'eau pour l'irrigation.
Dans ce contexte, Dr Tounkara a pris le temps de définir les concepts clés liés à la souveraineté alimentaire. Elle a insisté sur l'importance du droit à l’alimentation, un droit fondamental garantissant l’accès à une nourriture suffisante, saine et culturellement appropriée. Selon elle, ce droit constitue la base de toute politique alimentaire nationale. Elle a également détaillé la différence entre sécurité alimentaire et souveraineté alimentaire, la première étant liée à l'accès stable à des denrées adéquates malgré les fluctuations économiques et environnementales, et la seconde étant le droit des peuples à définir leurs propres politiques agricoles et alimentaires, permettant de protéger la production locale et soutenir l’agriculture familiale.
Face à ces défis, l’agriculture malienne repose encore largement sur des pratiques traditionnelles. Bien que des cultures comme le mil soient cultivées principalement pour l’autoconsommation, la production agricole reste insuffisante pour répondre aux besoins alimentaires du pays. L’accès à la terre est également un obstacle majeur, marqué par une forte concentration foncière entre les mains des hommes, créant des inégalités. De plus, Dr Tounkara a souligné que le faible niveau d’éducation des chefs de ménage agricoles – avec seulement 12 % ayant une formation scolaire formelle – limite les possibilités d'amélioration des pratiques agricoles.
Dans cette optique, elle a abordé l’importance de l’élevage et de la pêche, secteurs essentiels pour l’économie malienne. Toutefois, ces domaines rencontrent des obstacles similaires, notamment un accès limité au crédit, freinant leur développement. L’élevage, principalement axé sur les petits ruminants et la volaille, reste dominé par des pratiques commerciales limitées.
Pour remédier à ces problèmes, Dr Tounkara a proposé plusieurs stratégies. Elle a insisté sur la nécessité de soutenir l’agriculture familiale pour répondre à la demande alimentaire croissante du pays. En outre, elle a souligné l’importance de tenir compte des nouvelles habitudes de consommation, tout en assurant une production agricole de qualité. La gestion durable des ressources naturelles a été un autre point crucial de sa présentation. Elle a insisté sur l’urgence de développer des stratégies pour lutter contre les effets du changement climatique, tout en préservant l’environnement pour les générations futures. Selon elle, il est essentiel de concilier l’intensification de la production agricole avec la protection des écosystèmes, afin de garantir une souveraineté alimentaire durable et résiliente pour le Mali.
Cette conférence internationale organisée par l’ONG Ensemble Main dans la Main Niger-Russie a mis en lumière l'urgence de repenser les stratégies agricoles dans les pays de l'Alliance des États du Sahel. Les interventions des experts, dont celles de Dr Naino, Fatimata Segda, Dr Tounkara et Dr AMADOU Mounkaïla, ont souligné la nécessité de valoriser les ressources locales, de diversifier les pratiques agricoles, et de renforcer la coopération régionale pour garantir une souveraineté alimentaire durable. Face à des défis aussi vastes que les crises climatiques et sécuritaires, l’avenir de la souveraineté alimentaire des pays de l’AES repose sur un changement de paradigme, une réorganisation des priorités politiques et un engagement fort des gouvernements et des acteurs locaux. En investissant dans l'agriculture durable et en garantissant une meilleure gestion des ressources naturelles, le Burkina Faso, le Mali et le Niger et de façon générale, l'Afrique peut non seulement surmonter ses défis alimentaires mais aussi construire un avenir résilient et autonome. La route vers la souveraineté alimentaire est semée d’obstacles, mais la mobilisation collective et la mise en œuvre de solutions concrètes peuvent transformer ces défis en opportunités.