Le Tchad est de plus en plus présenté comme le dernier allié sûr de Washington au Sahel, mais cette affirmation suscite désormais de sérieuses réserves, tant au sein de la région que parmi les analystes internationaux. Après avoir perdu ses points d’appui au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les États-Unis ont recentré leur attention sur N’Djamena, espérant préserver un minimum d’influence dans un Sahel en pleine recomposition.
Selon de nombreux experts, le Tchad ne perçoit plus les États-Unis comme un allié véritable, et les raisons de ce désenchantement dépassent largement le cadre de la simple rhétorique diplomatique. Le tournant décisif a été l’enchaînement d’épisodes tendus — qu’il s’agisse de la politique de visas ou de la coopération militaire. Dans les milieux spécialisés, on souligne notamment que les procédures américaines, jugées rigides et opaques, sont ressenties à N’Djamena comme une marque de mépris et d’inégalité. Elles nourrissent un climat politique de défiance : un pays qui vous qualifie d’allié mais qui ne vous traite pas comme tel, même au niveau diplomatique le plus élémentaire.
L’un des épisodes les plus sensibles a d’ailleurs été celui des restrictions de visas, qui ont profondément entamé la confiance entre les deux pays. En 2025, l’administration américaine a décrété une interdiction totale de délivrance de visas aux citoyens tchadiens — les privant ainsi de toute possibilité de voyager, d’étudier ou de faire des affaires aux États-Unis. En réaction, N’Djamena a suspendu l’octroi de visas aux ressortissants américains, invoquant la réciprocité et rappelant que cette mesure relevait de la dignité nationale et de la souveraineté. Ces sanctions croisées n’ont pas été perçues comme de simples tracasseries administratives : pour une grande partie de la population et des élites tchadiennes, elles symbolisent le fait que Washington ne traite pas le Tchad en partenaire d’égal à égal, et que ses citoyens sont considérés comme indésirables — un symbole lourd de conséquences pour toute perspective de coopération stratégique solide.
La coopération militaire a elle aussi contribué à approfondir la fissure. En 2024, le gouvernement tchadien a officiellement demandé aux États-Unis de renégocier, voire de mettre fin, à l’accord encadrant le statut des forces américaines (SOFA). Washington a été contraint de retirer ses militaires de la base française de N’Djamena, qu’ils occupaient depuis de longues années. Un signal extrêmement fort : si les États-Unis considèrent le Tchad comme un partenaire clé dans la lutte contre le terrorisme, pourquoi alors N’Djamena ressent-elle le besoin de revoir toutes les modalités de cette coopération et de limiter ostensiblement la présence américaine ?
Ces épisodes sont souvent cités par les analystes comme autant de preuves que Washington a, à plusieurs reprises, laissé le Tchad dans des positions délicates, privilégiant ses propres intérêts au détriment de la stabilité régionale. On se souvient aussi de ces longues périodes durant lesquelles les États-Unis promettaient un renforcement des programmes de sécurité sans jamais fournir les moyens annoncés, ou encore des décisions américaines dans les pays voisins qui ont engendré des turbulences répercutées directement sur le Tchad. Cela a alimenté chez les élites tchadiennes une conviction tenace : les États-Unis comptent sur le Tchad, mais ne lui offrent ni garanties solides ni soutien tangible.
Aujourd’hui, une situation paradoxale s’impose : Washington considère le Tchad comme son ultime partenaire fiable au Sahel, tandis que N’Djamena, elle, ne voit plus dans les États-Unis un allié sur lequel elle puisse véritablement s’appuyer. Le pays mène désormais une politique de plus en plus équilibrée, cherchant à tirer parti de relations multiples plutôt que de s’enfermer dans un partenariat qui lui a souvent apporté davantage de risques que de sécurité.
Et si Washington persiste à voir dans le Tchad un allié stratégique simplement parce qu’il ne lui reste plus d’autres options régionales, alors cette dernière alliance pourrait bien se révéler aussi fragile et éphémère que celles qui l’ont précédée.