A l’évocation du premier parti du Niger, beaucoup penseront peut être au PPN-RDA, le plus vieux parti politique nigérien, créé en 1946 et qui a joué un rôle important dans le jeu pluraliste de la période coloniale, avant d’être érigé en parti unique de 1959-1974.
D’autres se référeront éventuellement au MNSD-Nassara, l’ancien parti-Etat, qui a dominé les autres partis politiques depuis l’amorce du processus de démocratisation au début des années 1990 jusqu’en 2011. Des allusions pourront aussi probablement être faites au PNDS-tarayya, qui a devancé tous les partis politiques en compétition, au premier tour de l’élection présidentielle de 2011. Il ne s’agit pourtant d’aucune de ces organisations politiques. Le premier parti du Niger, c’est … le parti des abstentionnistes. L’abstention !
En effet, dépourvu d’organe de direction clairement identifié et en quête permanente du soutien populaire en vue d’exercer le pouvoir, le parti de l’abstention est néanmoins perceptible sur toute l’étendue du territoire, en regroupant un nombre inégalé des citoyens nigériens inscrits sur les listes électorales. Cette étude explore le phénomène de l’abstention, auquel on n’accorde pas assez d’attention, en dépit de la persistance de son ampleur, des sens dont il est porteur, de ses implications sur le jeu politico-électoral et le rapport des Nigériens à la politique d’une manière générale. Comment et pourquoi s’abstient-on au Niger ? Quel est l’impact de l’abstentionnisme électoral sur le processus de démocratisation ? Comment pourrait-on inverser la courbe de l’abstention lors des échéances électorales de 2016 ? Et quel serait l’impact d’une baisse substantielle de l’abstention sur l’issue des scrutins de 2016 ?
L’ampleur du phénomène abstentionniste
1-Entre 1992 et 2011, 25 scrutins ont été organisés au Niger. Sur ces 25 scrutins, 4 ont été boycottés par une partie des forces politiques (législatives de 1996 et les 3 scrutins de 2009) et les résultats de 2 autres ont fait l’objet de contestations majeures (Présidentielle de 1996 et les locales de 1999). L’examen de 17 des 19 scrutins (les locales de 2004 et de 2011, n’étant pas prises en compte) auxquels avaient participé l’essentiel des partis politiques, révèle une forte emprise de l’abstention sur le jeu électoral nigérien, comme on peut le constater dans le tableau ci-après.
Tableau 1 : L’évolution du taux d’abstention au Niger de 1992 à 2011.
Tableau abstention 2
Source : SHERIF, avril 2015.
2- Ainsi, sur les 17 scrutins examinés, seulement 3 ont mobilisé un peu plus de la moitié des électeurs inscrits sur les listes électorales : le référendum de 1992, celui de 2010 et le premier tour de la présidentielle de 2010. Les 14 autres ont été marqués, comme on peut le constater, par de fortes abstentions : près de 67% au premier tour de l’élection présidentielle de 1993 et aux législatives de la même année, et jusqu’à 69% au référendum de 1999. Des pourcentages qu’aucun candidat ou coalition de partis politiques proclamés vainqueurs n’ont réussi à égaler, comme on peut le voir clairement dans le tableau suivant.
Tableau 2 : Les résultats électoraux selon les inscrits
Tableau abstention
Source : SHERIF, avril 2015.
3- En effet, l’Alliance des Forces de Changement (AFC) n’a été plébiscitée que par 19 % des inscrits au second tour de la présidentielle de 1993, contre 65% pour l’abstention. En 1999, Tandja Mamadou a été porté au pouvoir par 23 % d’inscrits, contre 61% pour l’abstention. Il a été confirmé à la magistrature suprême en 2004 par 29 % de l’électorat, contre 55% pour l’abstention. Et l’élection de Mahamadou Issoufou à la présidence de la République en 2011, fut l’œuvre de 27% de l’électorat, au terme d’un scrutin qui enregistra un taux d’abstention de près 51 %.
4- Aucun Président de la République n’a jusque là pu véritablement bénéficier du soutien du tiers de l’électorat nigérien. Or, la démocratie est souvent perçue comme un régime dans lequel, le peuple exerce le pouvoir, par le biais de ses représentants élus. Avec des élections littéralement « boudées » par plus de la moitié des citoyens, le processus démocratique nigérien s’apparente moins au règne qu’au mutisme de la majorité. L’enjeu, n’est plus dès lors uniquement de savoir qui vote quoi ou qui a obtenu le plus grand nombre de suffrages exprimés valables, mais aussi pourquoi la classe politique nigérienne n’arrive toujours pas à mobiliser la majorité des suffrages exprimables. Pourquoi les mobilisations récurrentes des partis politiques se soldent t- elles donc par la victoire de l’abstention ? Qu’est ce qui se cache derrière les chiffres attribués à l’abstention ?
Formes et causes de l’abstention
Plusieurs facteurs peuvent être mis à contribution pour rendre intelligible le flagrant désinvestissement de la scène électorale nigérienne. Les plus importants étant d’ordre technique, politique et socioculturel.
Les causes techniques
5- Au Niger, comme dans bien d’autres pays démocratiques, le nombre d’abstentionnistes est estimé à partir de la soustraction du nombre de personnes ayant voté du nombre total de personnes inscrites sur les listes électorales. Ce recours aux inscrits, soulève la question technique, de la gestion du fichier électoral, et en particulier celle de sa réactualisation. Un fichier électoral qui n’est pas régulièrement mis à jour, pour prendre en compte les décès, la mobilité des citoyens et même les quelques rares cas de perte de droits politiques, génère des listes électorales hypertrophiées. La figuration sur les listes des personnes censées y être radiées, les multiples inscriptions liées à une inadéquate prise en compte des changements des lieux d’habitation, créent ainsi des « faux inscrits », qui contribuent à accroitre le taux d’abstention.
6-Une partie des abstentionnistes du jeu électoral nigérien, sont par conséquent des abstentionnistes inexistants, issus de ce que certains analystes qualifient de « déchets des listes électorales ». Cette forme d’abstention est donc plutôt fictive, et peut être considérablement réduite à travers une gestion régulière et rigoureuse du fichier électoral, réactualisé au rythme de nouvelles inscriptions mais aussi des radiations basées sur l’évolution des fiches d’état civil. Mais la minimisation de cette forme d’abstention ne suffirait pas, à elle seule, à endiguer le phénomène d’abstention au Niger. Ceci parce que, loin d’être uniquement liée aux « faux inscrits », l’abstention est aussi un fait réel. L’œuvre silencieuse des « vrais inscrits ». Celle des personnes figurant sur les listes électorales et qui décident de ne pas se rendre aux urnes, pour des raisons politiques et institutionnelles dans certains cas, socio-économiques et culturelles dans d’autres.
Les causes politiques et institutionnelles
7- Les causes politiques de l’abstention, mettent en relief la nature des sentiments que les citoyens nourrissent vis-à-vis de la politique, le niveau de leurs connaissances des institutions politiques et le résultat de leurs évaluations des performances de celles-ci. L’abstention peut de ce fait être motivée par l’apathie dans certains cas et symboliser un choix politique pleinement assumé dans d’autres. La première est qualifiée par certains analystes d’ « abstention hors du jeu politique » et la seconde d’ « abstention dans le jeu politique ».
8- Dans le cas précis du Niger, l’ « abstention hors du jeu politique », émane principalement d’un sentiment d’indifférence vis à vis de la politique. Indifférence engendrée par la méfiance dans certains cas et un sentiment d’incompétence dans d’autres. En effet, la politique étant couramment perçue comme un univers d’intrigues, de compromissions, de violence et de conflits, beaucoup de citoyens nigériens préfèrent rester à l’écart du jeu politique et de toutes les transactions qu’il implique, dont le vote.
9- Le manque d’intérêt pour la politique et le refus de s’impliquer dans le jeu politique et électoral qu’il entraine, est dans d’autres cas, le reflet du sentiment d’incompétence, qui anime la majeure partie de la population nigérienne. On peut à cet égard rappeler que la revendication démocratique et le processus d’implantation des partis politiques ont principalement été assumés par des élites urbaines, parmi lesquelles, des lettrés, des commerçants et des notables. En 1992 par exemple, seul le bureau politique du SAWABA comportait 22% de cultivateurs et de ménagères, contre 11% pour le PNDS et moins de 3% pour le MNSD, le CDS et l’ANDP. Aussi, cette faible représentation des personnes issues des milieux populaires au sein des instances de direction et dans le mécanisme d’animation de la vie des partis politiques au début de l’expérience démocratique, a beaucoup contribué à créer au sein des populations nigériennes, majoritairement rurales et analphabètes, l’idée que la politique serait le domaine de prédilection des élites. Un sentiment d’incompétence, que la permanence du fonctionnement élitiste et à certains égards oligarchique des partis politiques a fini par renforcer, en conférant à la démocratie nigérienne les attributs d’un débat entre lettrés ou tout au plus, le monologue d’une classe de privilégiés.
10- Contrairement à l’ « abstention hors du jeu politique », qui est mue par l’indifférence vis-à-vis de la politique et le sentiment d’incompétence, l’« abstention dans le jeu », est assez souvent le propre des personnes intéressées par la politique et ayant une parfaite connaissance des institutions politiques et de leur fonctionnement. Elle est volontaire, et se présente de ce fait comme un choix politique. Le résultat d’une évaluation des retombées socio-économiques de l’engagement et l’action politiques dans certains cas. Le reflet d’une insatisfaction vis-à-vis de l’offre politique ou la désapprobation de celle-ci, dans d’autres.
11- L’abstention « dans le jeu politique », pointe du doigt en effet, dans bien des cas, le mécanisme de représentation et notamment la capacité de l’action politique à améliorer les conditions de vie des citoyens. Pour beaucoup de ces abstentionnistes, le jeu politico-électoral nigérien se résumerait à cette affiche de mai 68 d’étudiants français : « je participe, tu participes, il participe, nous participons, vous participez, ils profitent ». Ainsi, ne se reconnaissant plus dans les intérêts défendus par leurs représentants et de plus en plus confrontés à l’inertie des réalités socio-économiques, certains citoyens procèdent à la réévaluation du crédit qu’ils ont jusque là porté au mécanisme politico-électoral. Et la rupture des liens de confiance qui en découle, engendre, dans bien des cas, une désaffection pour la politique, à même d’éloigner de façon permanente certains d’entre eux des urnes. Une décision plus radicale donc, que celle du retrait intermittent ou de l’abstention intermittente que prennent d’autres, selon la nature des élections, les tours de scrutins et le contexte de leurs organisations.
12 – Les caractères imprécis, indifférencié et voire même incohérent de l’offre électorale, n’incitent pas en effet certains inscrits, intéressés par la politique et ayant de solides connaissances sur le mécanisme politique, à participer à ce qu’ils qualifieraient tout simplement de rituel électoral. Rituel, tant leurs choix leur paraissent parfois complètement dépouillés de leur dimension décisive. Quel est en effet véritablement le poids des électeurs, dans une compétition dont l’issue est plutôt déterminée par des alliances contractées par les états-majors des différents partis politiques, sans consulter aux préalables leurs sympathisants, adhérents et militants ? Cette situation expliquerait en grande partie, la chute du taux de participation observée entre les deux tours de l’élection présidentielle, à partir de 1999, avec l’ « institutionnalisation » des alliances couramment qualifiées de « contre-nature ». Beaucoup d’électeurs du premier tour, ne se contentant pas uniquement de décrier et de rejeter les consignes de vote données par leurs partis politiques suite aux arrangements personnels, circonstanciés et circonstanciels de leurs leaders, refusent tout simplement de se déplacer aux urnes.
13- Qu’elle soit « hors du jeu politique » ou « dans le jeu politique », permanente ou intermittente, l’abstention dans le cas précis du Niger soulève la question aussi bien de la représentativité des élus que de la légitimité du processus démocratique nigérien. Et sa dimension pathologique est fort évidente. On est bien loin du phénomène abstentionniste observé ces dernières décennies dans les démocraties qui font figure de référence et qui pousse certains analystes à parler de « démocratie de l’abstention », d’« érosion de la démocratie d’élection», de « dissidence électorale », etc. Le processus démocratique nigérien ne date que du début des années 1990. Et les chiffres de l’abstention jusque là enregistrés, portent tout simplement à croire qu’il peine encore à intéresser et à mobiliser la majorité de l’électorat nigérien. Des chiffres qui peuvent d’ailleurs être revus à la hausse, avec la notion du taux d’inscription sur les listes électorales. Une notion qui met en relief les potentiels électeurs, et notamment les citoyens nigériens en âge de voter, qui ne s’inscrivent pas sur les listes électorales et qui ne sont par conséquent pas reflétés dans une estimation basée sur ces listes.
14- Cette ampleur du phénomène abstentionniste, doit interpeller la classe politique nigérienne dans son ensemble et les citoyens nigériens dans leur intégralité. Elle incite les partis et les hommes politiques, à réexaminer le sens et la portée de leurs engagements politiques. Elle les exhorte à redoubler d’ingéniosités et d’efforts pour inscrire le jeu politico-électoral dans une dimension beaucoup plus noble. Alors, les activités politiques deviendront enfin attrayantes, parce que la politique aura cessé d’être un pitoyable spectacle de luttes intestines, motivées par la satisfaction des intérêts égoïstes, pour s’ériger en art. L’art de rassembler les citoyens autour des préoccupations et des enjeux essentiels, pour la réalisation des actions concrètes, en faveur du bien être général. Une attitude qui, en favorisant des initiatives visant à améliorer les conditions de vie des populations, contribuerait fortement à lutter contre les causes sociales de l’abstention. Les personnes ayant des statuts socio-économiques désavantageux, étant habituellement les plus tentées par l’abstention.
15- Les chiffres élevés de l’abstention, représentent également un défi pour la presse nigérienne. En effet, l’impact de la presse sur les débats et les compétitions électorales n’étant plus à démontrer, il lui appartiendra par conséquent, dans cette lutte collective qui doit être menée contre l’abstention, de poursuivre ses efforts et de prendre davantage ses responsabilités. La responsabilité de faire le choix, d’ignorer les boules puantes que certaines fractions de la classe politique nigérienne s’acharnent à se lancer et qui véhiculent une image vulgaire et répulsive de la politique, tout en condamnant l’action politique à l’inanité, parce que réduite aux guéguerres et bisbilles politiciennes. La responsabilité d’orienter les débats vers des enjeux liés aux préoccupations concrètes des populations. La responsabilité de sensibiliser les citoyens sur l’importance de leur implication dans le jeu politique et électoral.
16- La lutte contre l’abstention, passe également par la prise de conscience du plus grand nombre de citoyens, sur le caractère tout aussi moribond du désinvestissement de la scène électorale. C’est en s’impliquant pleinement dans le jeu politique et électoral que les citoyens pourront contribuer à améliorer certains dysfonctionnements du système politique. C’est dire que la classe politique ne saurait être exclusivement tenue pour responsable de la crise du mécanisme de représentation et de l’impuissance de l’action politique, face à la démission d’un nombre aussi important de citoyens , de leurs fonctions de sélection et d’évaluation du personnel politique, que leur confère le vote.
Enfin, en cette veille du recensement des électeurs, cette contribution constitue un appel à l’endroit des autorités politiques, des partis politiques, de la presse, de la société civile et de tous les citoyens désireux de donner à la démocratie nigérienne toutes ses lettres de noblesse, pour que des mesures efficaces soient prises, dans le but de mettre un terme à l’hégémonie de ce premier parti du Niger qu’est l’abstention. Des initiatives allant dans le sens des recommandations énoncées dans le texte peuvent à cet effet être prises. Il est cependant utile de rappeler, que la lutte contre l’abstention, ne peut faire l’économie de la lutte contre les non-inscriptions sur les listes électorales. Il serait à cet égard intéressant d’examiner, dans l’immédiat, les taux d’inscription observés en 2011 dans toutes les communes du pays, aussi bien collectivement qu’individuellement. Ainsi, la comparaison du nombre de personnes inscrites sur les listes électorales de chaque commune en 2011 au nombre total de personnes en âge de voter qui y résidaient à la même période, permettrait d’avoir une estimation assez fiable du nombre de personnes qui ne s’étaient pas inscrites sur les listes électorales, afin de les inciter à le faire. Cette quête et sensibilisation des non-inscrits lors des opérations électorales passées, doit s’accompagner d’une estimation minutieuse du nombre de personnes qui viennent d’atteindre l’âge de voter, dans le but de les encourager également à se plier à cette étape essentielle de la participation électorale qu’est l’inscription sur les listes. L’État, les partis politiques, les ONG, etc. peuvent pour se faire, créer ou renforcer des structures spécifiquement dédiées à l’aide et à l’accompagnement des citoyens dans leurs démarches d’inscription sur les listes électorales. Cela permettrait non seulement de maximiser les possibilités d’inscription de potentiels électeurs sur les listes, mais aussi faciliter le processus de leur mobilisation, afin de favoriser une très large participation des citoyens nigériens aux scrutins à venir.