Lorsqu’il y a plus d’un an (février 2015), au moment où je me penchais à travers un article, «Boko Haram ou la construction d’une barbarie » sur le phénomène de cette secte nihiliste, je pressentais implicitement que le Niger s’engageait, depuis le vote parlementaire du 9 février 2015, à une longue guerre.
Pressentiment d’une guerre durable de 10 ans réitéré devant des experts lors d’un colloque sur les problèmes de sécurité en Afrique. Délai qui peut être de très courte durée même, si tous les moyens militaires et stratégiques sont mis en œuvre pour juguler la menace terroriste de Boko Haram. Pour toujours.
Les récents événements de Yebbi, le lundi et de Bosso, le vendredi et lundi (3 et 6 juin) viennent conforter, pendant la rédaction de cet article, un certain nombre de ces pressentiments sur la « semaine noire de Bosso », de ce que certains analystes qualifient sans pincettes de « démonstration de force » de Boko Haram.
Depuis le lundi, le mouvement nihiliste a jeté son dévolu à Bosso, en attaquant tour à tour le village de Yebbi, situé près de Bosso où existe un camp de déplacés de 15 000 personnes et la ville de Bosso, pillée le vendredi et soumise à un combat lundi, avec un lourd bilan de 24 soldats nigériens et 55 insurgés tués. Cette attaque n’est pas certainement dû au hasard : il y a un an, le 24 juin, Yebbi (près de Bosso) était attaqué, suivi d’une course-poursuite le lendemain, où les FAN neutralisèrent 15 terroristes et firent une vingtaine de prisonniers avec un véhicule blindé et des motos détruits.
L’hydre Boko Haram
Depuis un an et l’accession de Muhamadu Buhari au pouvoir au Nigeria le 29 mai 2015, l’Etat Islamique en Afrique de l’Ouest –Boko Haram- s’était mis en mode veilleuse et beaucoup d’analystes croyaient à la fin de la capacité de nuisance de la secte. Même le président fédéral n’hésita pas, dans un élan d’optimisme de déclarer sur la chaine anglaise BBC que Boko Haram n’est plus en mesure d’organiser des attaques de type conventionnelles après la libération des Etats de Borno, Adamawa et Yobe, en ajoutant que « [je] pense donc que nous avons techniquement remporté la guerre parce que les gens sont en train de regagner leurs quartiers » (RFI, décembre 2015).
Techniquement gagné, cette bataille ? Il est évident que le président Buhari est vite parti en besogne, ce 24 décembre 2015 conforté par les remontées de ses officiers lui narrant les victoires et les arrestations de chefs terroristes comme il avait promis dans tous ses messages, d’anéantir Boko Haram à la fin de l’année 2015.
Mais « l’organisation la plus meurtrière au monde » avec près de 20 000 tués -dépassant dans l’échelle des horreurs son tuteur Daech-, se met dans l’expectative, multipliant les attentats kamikaze de jeunes filles forcées et droguées. Pour tous, le mouvement vit ses derniers jours n’hésitant pas à se replier vers les rives marécageuses du Lac Tchad, beaucoup moins accessibles des troupes régulières du Tchad, du Niger, du Nigeria et du Cameroun. De l’autre coté, la place forte, leur QG de la forêt de Sambisa où ils détiennent, depuis avril 2014, encore une bonne partie des 276 lycéennes de Chibok, est fortement miné et recouvert de galeries où ils peuvent enterrer ou dissimuler leurs véhicules et artilleries ainsi que leur troupe à la vue des vols de reconnaissance de l’escadrille nigériane.
D’ailleurs, il serait utile de noter que les différentes opérations des katibas sont sous traitées et régionalisées par les hommes du crû qui ont l’avantage de connaitre le terrain : ainsi dans la région de Sambisa, ce sont les locaux de Gwoza (l’ex capitale du califat) qui mènent les opérations de minage et de kamikaze ; il en est de même des assaillants de Bosso, qui sont pour la plupart les kanuri originaires de la région et dans les villages riverains du Lac Tchad avec les boudouma, arabes Shuwa…
Afin de se requinquer et renflouer ses finances déclinantes par manque de banques à piller, des villages à occuper, des casernes à saccager, Boko Haram continue, selon Afripol-sorte d’Interpol africain- de gérer, à grande échelle, un trafic de drogue et d’armes : Boko Haram lèverait des taxes auprès des passeurs d’armes au nord-est du Nigeria et autour du lac Tchad, tout en apportant un appui logistique aux trafiquants pour convoyer leurs cargaisons d’héroïne et de cocaïne vers les ports nigérians de Calabar et de Port-Harcourt, mais aussi vers d’autres pays (Centrafrique, RDC, Afrique du Sud…). L’organisation terroriste étend ses tentacules jusqu’en Cote d’Ivoire, en Afrique de l’ouest où il exercerait « une influence significative » en soudoyant les dirigeants des ports pour le convoyage de la drogue et la réception des armes et entretenir ainsi des relations privilégiées avec les cartels d’Amérique Latine.
Avec le récent attentat du 13 mars 2016 de la station balnéaire de Bassam, il est à craindre la jonction tant redoutée entre AQMI -qui a revendiqué le forfait- et Boko Haram qui commence à s’implanter loin de son territoire naturel. De toute évidence, les sources d’approvisionnement en armes ne sont pas encore taries même si l’ « Etat Islamique en Afrique occidentale » tente de diversifier, au delà des traditionnels pourvoyeurs que sont l’arsenal libyen composé d’armes soviétiques et chinoises datant de la guerre froide pour la plupart ou de la filière du Darfour au Soudan et de Seleka centrafricaine via le corridor de l’extrême nord du Cameroun (départements de Mayo Sava, Mayo Tsanaga et Logone-Chari). L’approvisionnement à partir des stocks libyens a été récemment confirmé par l’ambassadeur de Libye en France. Mais on constate aussi une filière informelle d’armes françaises qui circuleraient comme les fameuses bombes lance-grenades BLG66, appelées Beluga, mais seraient pour l’essentiel prises à l’armée fédérale (qui en utilisaient d’ailleurs lors de l’opération de maintien de l’ordre en Sierra Leone en 1997).
C’est pourquoi la menace reste permanente et risque de perdurer encore plus si les solutions idoines ne sont pas prises. Mais il faudra interpréter cette attaque de Bosso comme un baroud d’honneur d’une organisation criminelle en perte de vitesse et qui essaie vaille que vaille à se renflouer et regagner sa capacité de nuisance d’antan.
2- En finir avec la barbarie
La force de frappe de Boko Haram se recrute à flux tendu : mes estimations les évaluent le nombre de combattants de la secte de Shekau entre 15 et 20 000 fidèles. Durant ces derniers temps, beaucoup de katibas ont été décimés par les frappes de la coalition et ‘d’autres insurgés se sont rendus en guise de repentir. Mais la nouveauté réside à l’autonomisation des katibas dans leur « secteur » respectif en l’absence et le mutisme prolongé du chef de l’ « Etat Islamique en Afrique de l’Ouest » qui, d’après les sources, serait grièvement blessé et en soins chez ses compères de Daesh en Libye.
Son successeur encore présumé, Bana Blachera, l’ancien logisticien de Boko Haram qui a ses entrèes pour l’approvisionnement en armes en Centrafrique, au Soudan voire en Libye. L’attaque de Bosso porte la griffe belliqueuse de ce quadragénaire jusqu’ici effacé : « Les moyens militaires qu’il a déployés [lors de l’attaque de Bosso] étaient colossaux. Cela confirme sa robustesse matérielle et logistique et ses réseaux développés. D’où la nécessité pour la Force multinationale mixte de revoir son plan d’action, afin d’y remédier » analyse Bakary Sambé, de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique au sein de Timbuktu Institute
En attendant la Force multinationale mixte de 8 700 hommes sensée combattre Boko Haram peine à être opérationnelle, presque un an (22 août 2015) après sa mise en place à l’issue de la réunion des Etats majors de cinq pays (Nigeria, Niger, Tchad, Cameroun et Bénin) à Ndjamena : elle se heurte, un an après l’investiture de Muhamadu Buhari, à la lente restructuration de l’armée fédérale gangrenée par la corruption, la concussion mais surtout le blocus de vente d’armes par les Etats-Unis, au nom de droits de l’homme, échaudés par les exactions de la soldatesque (qui manque souvent de tact et de professionnalisme) observées sous le magistère de Goodluck Jonathan, envers les populations civiles du nord-est.
Mais cette force multinationale doit aussi répondre à certains préalables notamment sur le financement et les délais stratégiques pour pouvoir se déployer dans une zone de près de 300 000 km2 autour du Lac Tchad. L’armée nigérienne n’échappera pas aussi à une reforme de son fonctionnement, avec son entrée en guerre qui peut s’avérer de longue durée : le transfert du commandement militaire à Diffa s’avère plus que nécessaire, à l’instar du gouvernement fédéral qui le fit d’Abuja à Maiduguri pour être plus proche des théâtres d’opérations.
Le renseignement fait partie d’une partie de ce puzzle, de cette complexité d’une guerre asymétrique que mène, tous azimuts, Boko Haram. Les services (SR) doivent être renforcés pour infiltrer les réseaux actifs et dormants qui existent dans la région depuis 6 ans, avec l’avènement d’Abubakar Shekau : l’appartenance socio-linguistique voire la parentèle au Niger du leader de Boko Haram n’est pas étrangère (en partie) avec l’engouement de jeunes de Bosso, Diffa à s’enrôler dans cette aventure criminelle.
Une direction du renseignement militaire (DRM), sous la direction du chef de l’Etat, des ministres de l’intérieur et de la défense et accompagnée du CENTIF (cellule nationale de traitement d’informations financières) permettra une appréciation autonome des situations. La guerre que livre Boko Haram au Niger depuis plus d’un an, ne se pourra se gagner que grâce à la connaissance des différents acteurs sur le terrain, en asséchant les différentes sources d’approvisionnement et de financement et cela, en parfaite synergie avec les services des renseignements intérieur et extérieur.
Dans le cas des tragiques événements de Bosso, il va sans dire que l’aspect communicationnel, même pour des faits en cours, ne saurait occulter l’exigence de vérité de la situation. On ne saurait se contenter de conjectures, même pour des journalistes d’un quotidien de référence français, dont les propos péremptoires et non recoupés porteraient « atteinte à l’image du Niger » et « saperaient le moral des troupes ».
Au XXIè siècle, le tout communicationnel a pris le dessous sur la légendaire prudence ou le mutisme de l’armée, cette « grande muette ». Pourtant, au Niger (fait rare en Afrique), l’armée bénéficie d’un capital sympathie depuis que ses soldats ont fait montre de bravoure sur les théâtres d’opérations, souvent jusqu’au sacrifice suprême. Par conséquent, il serait plus qu’urgent de reformer la communication des armées, à l’image du SIRPA (service d’informations et de relations publiques de l’armée) et de l’ECPAD (établissement cinématographique et de production audiovisuelle de la défense) en France qui produit depuis films, audios, photos… des forces armées en action pour informer (grâce à l’interface des medias) et montrer la réalité du terrain. Ce sera un témoignage pour l’Histoire envers les générations futures.
Mais les mouvements terroristes (Boko Haram, Daech ou al Qaeda…), à l’aube du XXIè siècle convoquent les nouvelles technologies pour efficacement communiquer : ils utilisent internet et les réseaux sociaux pour diffuser leur message, frapper les esprits ou séduire les potentiels apprentis-djihadistes. Dans ses vidéos, Boko Haram s’est inspiré de Daech : bande-son, professionnalisation des plans et du montage, message direct, simple et brutal. Désormais, elles sont sous-titrées en arabe, en anglais et en français… afin d’ « internationaliser le mouvement sur le modèle de Daech » (La Croix, 2015). Une mise en scène des plus aboutie sauf le contenu des harangues d’Aboubakar Shekau, qui de côté laisse à désirer, du niveau d’un acteur de série Z de Kannywood (industrie du cinéma de Kano ou dandallin hausawa).
Et sans être présomptueux, il serait louable d’instituer une « journée nationale de l’armée » pour réveiller, lors des « portes ouvertes », une certaine fibre patriotique et rendre hommage par la même occasion aux gardiens de la sécurité de notre peuple. Mais cela est une autre histoire…
Enfin, pour beaucoup d’analystes, la question Boko Haram cache la paupérisation d’une population en quête d’emploi, de subsistance : la secte profite d’un terreau fertile des régions où manquent les perspectives, pour massivement recruter à Maiduguri, Bosso, Fotokol… Ainsi pour combattre la secte, il faudra combattre les causes sous-jacentes qui la font perdurer. En d’autres termes, « l’inactivité économique de jeunes qui peinent à trouver une place dans des sociétés patriarcales offre à la secte un vivier de recrutement qui s’étend bien au-delà du fief du mouvement, au Nord-Est du Nigeria » (le Monde, juillet 2015).
C’est le moment de prôner l’instauration d’un véritable « Plan Marshall des régions du Lac Tchad », rigoureusement articulé, équitablement défini et durable exécuté, afin de sortir ces régions de la misère et du sous-prolétariat. L’absence de services publics sur des pans entiers du territoire contribue à la perte de légitimité de l’Etat aux yeux des citoyens. Elle ouvre la voie aux tenants de son remplacement par un califat mythifié, régi par une charia idéalisée.
Pour cela, l’ « aide au développement, en accompagnant le retour de services de santé dans les villages reculés, montre le visage d’un Etat au service de ses citoyens » (id, 2015). Dans le même contexte, les chefs d’Etat réunis à Abuja en mai dernier ont réaffirmé cette volonté de mettre fin à la barbarie de Boko Haram dans une résolution qui prône de « réinstaller une administration publique dans les zones périphériques marginalisées afin de leur fournir les services de base (sécurité, Etat de droit, éducation et santé) et de commencer à résoudre les problèmes qui ont poussé beaucoup d’habitants à rejoindre des mouvements tels que Boko Haram » (International Crisis Group, mai 2016).
A présent, le Niger est à la croisée des chemins d’une crise subie et imposée par un groupe terroriste qui met en œuvre son agenda criminel dans les quatre pays qui bordent le Lac Tchad. Il incombe à la Force multinationale mixte régionale, pourvue de moyens adéquats de réduire rapidement les poches d’activités criminelles de Boko Haram ; à la communauté internationale d’œuvrer à revitaliser de vastes zones aux prises au manque de l’autorité de l’Etat et au désœuvrement.
Notre pays peut compter sur l’élan de solidarité de la Nation et un unanimisme politique de bon aloi dans ces moments difficiles. En attendant la fin des épreuves.