Résumé
En raison de sa situation géostratégique, au carrefour de plusieurs foyers déstabilisateurs, le Niger connaît, depuis quelques années, une multiplication de bases militaires occidentales, principalement françaises et états-uniennes. Le pays est devenu en effet la base arrière de l’opération Barkhane, ainsi qu’une plateforme d’observation des États-Unis dans une région minée par plusieurs insurrections, la plupart à caractère djihadiste. Cependant, ces déploiements passent mal auprès de la population et de l’armée nigériennes, habituées à ne pas déléguer leurs instruments de défense à l’extérieur et attachées à la souveraineté de leur pays.
Introduction
Pays sahélien enclavé, le Niger occupe une place inconfortable au regard des problèmes sécuritaires qui affectent la région depuis une demi-décennie. À l’ouest, il partage une longue frontière avec le Mali, toujours en proie à l’activité de divers groupes armés ; au nord-est, il doit compter avec son chaotique voisin libyen ; et, au sud-est, il fait face à de fréquentes attaques de la milice nigériane Boko Haram.
Pour soutenir les efforts des autorités de Niamey et prévenir la déstabilisation du pays, des États occidentaux – principalement la France et les États-Unis – ont intensifié leur coopération militaire ces dernières années. En plus de programmes de formation s’adressant à tous ses alliés africains et d’une coopération bilatérale, Paris déploie, à partir du début 2013, des troupes au sol, à la fois dans le nord du pays, pour protéger les sites d’exploitation d’uranium de la multinationale française Areva, et dans la capitale, afin de doter son opération Serval de moyens de surveillance aériens. Le dispositif est peu à peu complété et, un an et demi plus tard, le Niger devient une pièce centrale de l’opération Barkhane, impliquant directement ce pays et quatre autres du Sahel.
Dans le même temps, les États-Unis qui, depuis les attentats du 11 septembre 2001, s’intéressent de plus en plus vivement au développement de mouvements djihadistes ou terroristes dans le Sahel, renforcent leurs programmes de formation dans cette région. En 2013, pratiquement en même temps que les Français, ils déploient à l’aéroport de Niamey des drones, ainsi que le personnel associé. Tout comme eux, ils installent ensuite deux bases discrètes dans le nord du pays. De même, Washington et Paris semblent se partager le travail dans le développement d’une force aérienne légère nigérienne.
L’irruption de plusieurs centaines de militaires occidentaux n’est pas passée inaperçue dans le pays. Si les autorités politiques semblent leur dérouler le tapis rouge, des réactions hostiles sont enregistrées à la fois dans la population et dans l’armée. En outre, malgré le secret officiel qui entoure leur montant, les dépenses militaires sont en forte augmentation depuis 20121, au détriment des budgets sociaux et des besoins primaires de la population.
L’objet de cette note est de rappeler l’origine et présenter le développement de la coopération militaire de la France et des États-Unis avec le Niger, en l’inscrivant dans un contexte régional instable et en s’interrogeant sur son impact sur la situation sécuritaire du pays.
1. L’ancienne puissance coloniale plus présente que jamais
Un accord de défense déséquilibré
Devenu indépendant en 1960, le Niger a conclu, conjointement avec deux autres anciennes colonies françaises, la Côte d’Ivoire et le Dahomey (actuellement le Bénin), un accord quadripartite de défense avec la France le 24 avril 1961. Cet accord, signé pour le Niger par le président Hamani Diori alors que son pays ne disposait pas de forces armées, reconnaît « à la République française la libre disposition des installations militaires nécessaires aux besoins de la défense » (article 4) et prévoit que l’importance
numérique des troupes françaises déployées dans les trois pays sera déterminée par un « conseil régional de défense » (article 5), constitué par les chefs d’État des trois pays africains et le Premier ministre français, ou leurs représentants (article 1er de l’annexe dudit accord) et disposant d’un secrétariat dirigé par un général français (article 4). En outre, l’accord s’intéresse aux « matières premières et produits classés stratégiques » des trois pays, soit les hydrocarbures et les métaux radioactifs, dont l’uranium ; et prévoit qu’ils « réservent par priorité leur vente à la République française après satisfaction des besoins de leur consommation intérieure, et s’approvisionnent par priorité auprès d’elle »2.
Par cet accord, que l’on pourrait qualifier de typiquement néocolonial, la France obtient donc, non seulement le droit de déployer des troupes et de disposer des installations militaires nigériennes, mais aussi la mainmise sur les précieuses réserves en uranium du pays, qui s’avéreront bien utiles pour le développement futur de son arsenal et de ses centrales nucléaires3.
Le même jour, un accord d’assistance militaire technique est signé par Paris et Niamey. Il permettra au Niger de créer des forces armées nationales, à partir du personnel nigérien présent dans l’armée française déployée dans le pays et avec l’assistance, notamment en matériel, de l’ancienne puissance coloniale.
Durant les premières années, les officiers français sont omniprésents dans les unités des Forces armées nigériennes (FAN, fondées le 1er août 1961), ainsi que dans la gendarmerie. Mais, au fil du temps, de nombreux Nigériens acquièrent des formations d’officiers et de sous-officiers et remplacent leurs homologues français. Cependant, des officiers français continuent pendant plusieurs années à encadrer l’état-major des FAN4 et des troupes françaises restent présentes dans le pays, en particulier à Niamey, où 450 hommes étaient encore stationnés en 19745. Elles interviennent d’ailleurs en décembre 1963 pour sauver le président Diori d’une mutinerie ourdie par un capitaine des FAN6.
Kountché obtient le départ de l’armée française
Le 15 avril 1974, un groupe de militaires dirigé par Seyni Kountché, commandant en chef des FAN, renverse Hamani Diori. Le souhait de ce dernier d’obtenir une augmentation des revenus tirés de l’uranium et son rapprochement avec la Libye expliquent peut-être que,
cette fois-ci, Paris s’est abstenue d’intervenir pour le sauver. Néanmoins, dès le mois suivant, Kountché demande la fermeture des bases et le départ des troupes françaises du Niger7.
Si le nouveau président se révèle moins francophile que son prédécesseur, le Niger conserve des liens de partenariat extrêmement étroits avec la France. Les deux pays concluent, le 19 février 1977, un accord de coopération militaire technique, abrogeant et remplaçant l’accord de 1961 et prévoyant notamment la formation de cadres de l’armée nigérienne en France et la « mise à disposition de personnels militaires français » au Niger8. Deux ans plus tard, au moment du vote par le Sénat français du projet de loi autorisant la ratification de l’accord, 52 « assistants militaires techniques » français étaient officiellement présents dans le pays9. Cependant, les conditions mises à la présence militaire française sont plus strictes qu’auparavant : ceux-ci ne peuvent être associés à des opérations de guerre ou de maintien de l’ordre et ils sont soumis aux règles existant dans l’armée nigérienne, tenus par exemple de porter une tenue civile ou l’uniforme militaire nigérien10. Enfin, l’accord soumet à autorisation le survol du territoire nigérien par des appareils militaires français et une annexe précise les conditions du soutien logistique français au Niger11.
Kountché reste au pouvoir jusqu’à sa mort, à Paris, en novembre 1987. S’en suit une période de libéralisation politique qui s’accélère en 1991, alors que vient d’éclater une première rébellion menée par des Touaregs et d’autres populations nomades au nord du pays, ainsi qu’au Mali12. Ce processus connaît un coup d’arrêt en 1996, avec la prise du pouvoir du colonel Ibrahim Baré Maïnassara. Tué lors d’un coup d’État militaire en avril 1999, le troisième en un quart de siècle, sa mort ouvre la voie, six mois plus tard, à des élections multipartites et un gouvernement civil. Entretemps, la coopération militaire française avec les pays d’Afrique de l’Ouest et du Sahel, dont le Niger, s’est restructurée et a acquis la forme qu’elle a encore aujourd’hui.
Les relations militaires entre la France et le Niger comportent trois éléments majeurs : des programmes de formation et d’entraînement, incluant des exercices communs avec d’autres armées africaines ; une coopération purement bilatérale incluant des livraisons, gratuites ou non, d’armement et d’autres équipements militaires ; des forces françaises déployées dans le pays, actuellement dans le cadre de l’opération Barkhane.
Des programmes de formation labellisés UE ou UA
À partir de 1997, la France réoriente sa coopération militaire africaine en l’inscrivant dans le concept du « Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix » (RECAMP). Dès 2002, ce programme de formation et d’entraînement est adossé à l’Architecture africaine de paix et de sécurité de l’Union africaine (UA). Se voulant dédié à la prévention des conflits et ayant pour finalité affichée l’« appropriation de la sécurité par les Africains », il entend répondre aux nouvelles menaces (terrorisme, crime organisé...) en développant des coopérations structurelles et opérationnelles. Concrètement, RECAMP organise des formations et des exercices dans divers pays africains, accueille des stagiaires africains dans des écoles militaires françaises et met à disposition de l’équipement à des unités africaines engagées dans des opérations de maintien de la paix13. Ainsi, RECAMP a offert un soutien logistique à un bataillon, composé notamment de Nigériens, déployé en 1999 en Guinée-Bissau, sur mandat de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), afin de mettre un terme à la guerre civile dans ce pays14.
En décembre 2007, l’Union européenne complète le programme par un partenariat stratégique entre les pays d’Afrique et l’Union européenne, nommé EURORECAMP15. Les deux programmes sont censés offrir un soutien aux Forces africaines en attente (FAA), une force de maintien de la paix de l’UA établie en 2002. Elle est cependant encore loin d’avoir atteint sa « pleine capacité opérationnelle », en particulier en Afrique de l’Ouest16.
Une des réalisations les plus visibles du programme RECAMP est la mise sur pied d’un réseau de centres de formation, les Écoles nationales à vocation régionale (ENVR), rassemblant des étudiants de divers pays africains. Au total, dix pays hébergent 17 établissements17, dont un au Niger, l’École des personnels paramédicaux des armées de Niamey (EPPAN), formant des infirmiers pour les services de santé des armées de près d’une vingtaine de pays. Alors que le cycle dure trois ans, la moitié des 60 participants est issu des forces nigériennes18.
Du personnel militaire nigérien est formé dans d’autres ENVR : des officiers reçoivent ainsi une formation générale à Yaoundé, Libreville et Dakar19. Les instructeurs sont généralement des militaires provenant de bases françaises en Afrique, mais il est parfois recouru à des experts extérieurs, par exemple du personnel de la Croix-Rouge pour les questions touchant au droit humanitaire20.
Dans le cadre de sa politique de sécurité et de défense commune (PSDC), l’Union européenne a également développé, depuis 2012, la mission EUCAP Sahel Niger, un programme de soutien multisectoriel aux autorités nigériennes en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. Plusieurs dizaines d’experts internationaux, dont la majorité est issue des forces de sécurité et des services de justice européens, sont déployés en permanence à Niamey, chargés de conseiller et de former des cadres nigériens21.
Appui à la force aérienne
Un aspect majeur de la coopération bilatérale franco-nigérienne semble être l’appui au développement d’une force aérienne légère. En 2012, Paris offre à Niamey trois hélicoptères de combat Gazelle et, vers la même époque, fournit des moyens d’observation sous la forme d’avions ultralégers motorisés (ULM). Du personnel, neuf pilotes et douze mécaniciens, est également formé, vraisemblablement pour assurer le pilotage et l’entretien des Gazelle22.
En outre, depuis 2015, dans la zone frontalière avec le Burkina Faso et le Mali, la France a initié le projet Appui à la coopération transfrontalière au Sahel (ACTS) qui, outre une composante civile, assure la formation des forces de sécurité. Par ailleurs, afin de lutter contre le terrorisme, le ministère français des Affaires étrangères dispose d’un Fonds de solidarité prioritaire (FSP) dont un des objectifs est de renforcer les capacités des services de sécurité et de renseignement dans les pays du Sahel23.
Enfin, signalons que, apparemment dans le cadre de la coopération bilatérale, des instructeurs français, faisant partie des Éléments français au Sénégal, dispensent des formations aux stagiaires de l’École de formation des officiers des forces armées nigériennes (EFOFAN)24.
Areva et AQMI, les deux justifications du retour français au Niger
Contrairement à d’autres pays africains, notamment le Gabon, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, qui accueillent des forces dites « prépositionnées », la France ne dispose pas, en théorie, de base permanente au Niger. Comme nous l’avons vu, le président Kountché avait demandé, dès 1974, le retrait des troupes françaises de son pays. Hormis le passage d’instructeurs et de conseillers militaires – par exemple, en 2009, une mission d’évaluation des capacités de l’armée de l’air nigérienne débouche sur le programme d’instruction évoqué plus haut –, les soldats français ne reviennent au Niger qu’en
septembre 2010, après l’enlèvement de sept employés d’Areva à Arlit25. Le Niger se trouve à ce moment dans une période de transition, sept mois après un nouveau coup d’État ayant chassé le président Mamadou Tandja, qui avait décidé de garder son fauteuil malgré le terme échu de son mandat et six mois avant des élections présidentielles qui verront la victoire de Mahamadou Issoufou, réélu en mars 2016 pour un second mandat.
Se produisant moins d’un an après la fin de la deuxième rébellion touarègue (2007-2009), l’enlèvement des employés d’Areva – cinq Français, un Malgache et un Togolais – est rapidement revendiqué par le groupe armé Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), de plus en plus actif dans le Sahara et le Sahel. Il marque un tournant majeur dans la politique militaire française dans la région : les autorités nigériennes accordent en effet à Paris le droit d’utiliser librement leur espace aérien et leur territoire, ce qui prend la forme de l’installation, à Niamey, d’une « base opérationnelle » comptant au moins 80 militaires26, et permet le déploiement d’importants moyens aériens : deux avions de patrouille Bréguet Atlantique-2, un avion de reconnaissance Falcon-50 et probablement également des avions de chasse Mirage F1, tous chargés de pister les otages et leurs ravisseurs sur le territoire du Niger27, mais aussi sur celui du Mali où ceux-ci semblent avoir été localisés28. Les otages seront ultérieurement libérés, après probable paiement de rançons, les trois premiers en février 2011 et les quatre autres en octobre 201329.
Entretemps, l’intervention de l’OTAN et le changement de régime en Libye ont dramatiquement dégradé la situation sécuritaire dans l’ensemble du Sahel. Au début 2012, l’immense Nord-Est malien, frontalier du Niger, passe sous le contrôle de groupements djihadistes et touareg puisant hommes et armement en Libye. Un an plus tard, l’armée française offre un soutien massif aux forces maliennes qui tentent de reconquérir leur territoire : c’est le début de l’opération Serval.
Au Niger, la direction d’Areva qui, depuis l’enlèvement de ses employés, demandait que la société privée française chargée de sécuriser ses sites d’uranium soit renforcée par des forces spéciales, obtient finalement gain de cause auprès du nouveau locataire de l’Élysée, François Hollande : plusieurs dizaines d’hommes du Commandement des opérations spéciales (COS) – sans doute une soixantaine – sont déployés à Aguelal, à proximité des sites d’Arlit et d’Akouta30. Ce déploiement ne rencontre aucune résistance des autorités nigériennes, dont le président est d’ailleurs un ancien cadre de la Société des mines de l'Aïr, une filiale d’Areva31.
En outre, les hommes du COS ont pour mission, semble-t-il, d’épauler l’opération Mali- Béro de contrôle de la frontière libyenne menée par l’armée nigérienne32. Alors que leur déploiement aurait été décidé après la massive prise d’otages sur le site d’exploitation gazière d’In Amenas (Algérie), revendiquée par une dissidence d’AQMI33, ils ne tarderont pas à entrer dans le feu de l’action : lors de la double attaque menée par le Mouvement pour l'unicité et le djihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO, une autre dissidence d’AQMI) le 23 mai 2013, un attentat-suicide sur des installations d’Areva à Arlit et l’assaut d’une caserne de l’armée nigérienne à Agadez, les tireurs d’élite du COS sont intervenus et auraient abattu deux preneurs d’otages sur ce second site34.
Quelques semaines plus tôt, vers le 10 janvier 2013, alors que débute l’opération Serval, deux drones de l’armée française, des Harfang de fabrication euro-israélienne35, mais également d’autres appareils déployés par les États-Unis (voir plus bas), arrivent à l’aéroport de Niamey, ainsi que, officiellement, une centaine de militaires français chargés de leur pilotage et de leur entretien, sans parler d’un nombre indéterminé d’agents du renseignement qui sillonnent également Agadez et le nord du pays36.
Barkhane, le Niger au cœur du dispositif
On le constate, en quelques années, le contexte sécuritaire a totalement changé en Afrique du Nord et dans le Sahel. L’effondrement libyen, l’influence croissante du wahhabisme saoudien sur une partie de la jeunesse et l’évolution des moyens de transport et de communication ont fortement aiguisé la vulnérabilité des pays de la bande sahélienne, dont la plupart sont historiquement proches de la France ou participent à ses intérêts économiques.
En 2014, Paris restructure profondément sa présence militaire dans ces pays en lançant, le 1er août, l’opération Barkhane, apparemment en concertation et avec le plein soutien des États-Unis, officiellement afin d’« appuyer les forces armées des pays partenaires (...) dans leurs actions de lutte contre les groupes armés terroristes » et « contribuer à empêcher la reconstitution de sanctuaires terroristes dans la région ». Cette nouvelle opération, qui se déploie dans cinq « pays partenaires », dits du « G-5 Sahel », et implique au moins trois autres pays africains, notamment pour l’utilisation de leurs installations portuaires, remplace Serval au Mali, ainsi que l’opération Épervier au Tchad37.
Ces deux pays ont un rôle particulièrement important dans le dispositif. C’est au Mali, où règne toujours une situation sécuritaire inquiétante, bien que Serval et diverses armées africaines aient réussi à reprendre le contrôle de la majeure partie du territoire, que la plupart des opérations militaires de Barkhane sont menées entre 2014 et 2016.
En octobre et novembre 2015, une opération de ratissage des groupes terroristes dans le nord du Mali, mais aussi dans le nord du Niger, baptisée « Vignemale », mobilise un millier d’hommes sur les 3 500 affectés à Barkhane38. Quant au Tchad, en raison de la longue tradition de présence militaire française dans ce pays, champion mondial des interventions armées françaises à l’étranger, sa capitale N’Djamena a le privilège d’accueillir notamment le « poste de commandement interarmées de théâtre » (PCIAT) de l’opération.
Si deux autres pays, le Burkina Faso, avec une base du COS, et surtout la Mauritanie, semblent tenir un rôle plus périphérique dans Barkhane, le Niger en est une pièce maîtresse, non seulement à cause de la continuité du nord de son territoire avec le nord du Mali et de sa frontière commune avec la Libye, mais aussi parce qu’il en représente le « cœur du dispositif d’acheminement »39. Ainsi, ont transité par Niamey, par la route ou par air, pas moins de 7 500 militaires et 10 000 tonnes de matériel en 201540, faisant de cette ville la principale plateforme logistique de l’opération, probablement davantage que N’Djamena, bien plus excentrée41. En outre, Niamey représente, avec N’Djamena, un de ses deux principaux « points d’appui aérien » et, avec N’Djamena et Gao, un de ses trois « points d’appui permanents »42.
Actuellement, la présence française au Niger, affectée à Barkhane, est composée principalement de :
Un « pôle de renseignement » à la Base aérienne 101 (BA 101) de Niamey, consistant notamment en cinq drones non armés, deux Harfang et, depuis janvier 2014 et mai 2015, trois MQ-9 Reaper, de fabrication états-unienne et de meilleure endurance que les Harfang, ainsi que probablement trois cabines de pilotage43 ;
Au moins un avion patrouilleur Atlantique-2, ayant la même mission que les drones, soit recueillir des informations sur les mouvements de groupes armés, également basé à la BA-101 de Niamey ; cet avion ne semble cependant pas basé en permanence à Niamey44 ; au plus fort de l’opération Serval, six Atlantique-2 et dix équipages auraient été déployés à Niamey45 ;
Quatre avions de combat, deux Mirage 2000C et deux Mirage 2000D, affectés à la BA-101 ; à noter qu’ils auraient été déployés en Jordanie pendant quelques mois dans le courant de 2016 afin de participer à des opérations de bombardement contre l’organisation État islamique dans les pays voisins ; pendant leur absence, leurs missions ont été assurées par des Rafale basés à N’Djamena46 ;
La « base avancée temporaire » d’Aguelal (nord-ouest du Niger), occupée vraisemblablement, depuis début 2013, par une soixantaine d’hommes du COS
(voir ci-dessus) ;
Une deuxième « base avancée temporaire », celle-ci se situant à Madama (nord-est
du Niger, à proximité des frontières tchadiennes et libyennes), accueillant, depuis la fin 2014, 200 militaires français et plusieurs hélicoptères, servant à la fois au transport, à la reconnaissance et au combat ; malgré son caractère officiellement temporaire, une piste de 1 800 m de long y a été construite, devant permettre l’atterrissage de gros-porteurs de types Hercules ou Transall47.
Le rôle du Niger dans le dispositif de Barkhane est donc crucial. Si aucune information officielle n’a filtré sur le nombre de militaires français déployés en permanence dans la pays, l’Institut international d’études stratégiques l’évalue à 350, soit environ quatre fois moins qu’au Tchad et cinq fois moins qu’au Mali48. Au vu des nombreuses missions dévolues au contingent français au Niger, ce nombre peut apparaître comme minimaliste.
Boko Haram, la nouvelle menace
Au départ, le but de Barkhane, et en particulier du dispositif nigérien, était de lutter contre les groupes armés formés à la suite d’AQMI, ayant directement tiré leurs moyens de l’effondrement du régime libyen et dont l’action la plus spectaculaire fut de s’emparer, en 2012, des deux-tiers du territoire malien. Cependant, bien rapidement, une autre menace devient particulièrement aiguë et bien plus meurtrière que celle d’AQMI et consorts : celle de Boko Haram qui, aux premiers jours de 2015 s’empare d’une base de l’armée nigériane et massacre quelque 2 000 civils sur les bords du lac Tchad, partagé par quatre pays, dont deux pays du G-5 Sahel, le Tchad et le Niger.
Après ce coup de force de Boko Haram près de ses frontières, l’armée tchadienne décide d’intervenir en territoire nigérian, à partir du nord du Cameroun et du sud-est du Niger. Elle est soutenue dans cette seconde opération, à partir de février 2015, par l’armée nigérienne, mais aussi par 15 à 20 hommes des services militaires du renseignement français qui, à partir de Diffa, à proximité de la frontière nigéro-nigériane, sont chargés de « faire remonter » de l’information vers la « cellule de coordination et de liaison » (CCL) de N’Djamena, un des éléments constitutifs de l’opération Barkhane49. La France soutient également cette offensive par des vols de reconnaissance le long de la frontière nigéro- nigériane50. En outre, à partir de mai 2015, un « détachement de liaison et d’appui opérationnel» (DLAO), unité d’une trentaine d’hommes chargée d’accompagner, conseiller et appuyer les forces nigériennes a rejoint Diffa après avoir séjourné les six mois précédents à Dirkou (est du pays)51.
En lançant Barkhane, la France paraît avoir pris conscience des enjeux transfrontaliers des problèmes sécuritaires du Sahel. Cependant, elle ne semble pas avoir autant pris la mesure des problèmes sociaux et environnementaux qui sont à la source de nombre de conflits à l’origine de cette insécurité. Par ailleurs, la reconquête du nord du Mali n’a pas permis la remise en selle d’un État digne de ce nom dans cette région, encore considérée comme un no man’s land, à l’exception des villes principales. Face à ce qui paraît être un enlisement de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), Barkhane, comme les forces de sécurité maliennes, semblent être incapables de garantir la sécurité des populations et des voyageurs au Mali. Pire encore, les attaques en territoire nigérien en provenance du Mali semblent se multiplier52.
Le sud-est du pays est lui directement confronté aux attaques de Boko Haram en provenance du Nigeria. Ainsi, au début juin 2016, des dizaines de soldats ont été tués lors d’une attaque contre un poste militaire de la localité de Bosso53. Dans cette logique sécuritaire, le Niger semble donc être réduit à un rôle de zone-tampon chargée de limiter la contagion du chaos et de base arrière pour les drones et bombardiers français. Comme cette situation semble devoir perdurer, l’armée française risque de n’apparaître,
au mieux, que comme un emplâtre sur une jambe de bois, dont l’efficacité peut facilement être remise en question par les populations locales, au pire comme une force hostile dont la présence est une des causes de la profonde crise que traverse la région.
2. L’intérêt grandissant des États-Unis
La coopération militaire entre le Niger et les États-Unis ne date pas non plus d’hier puisque, le 14 juin 1962, un premier accord est signé, prévoyant la fourniture d’équipement et de services à Niamey, afin « d’aider à assurer sa sécurité et son indépendance ». Un nouvel accord est conclu le 8 juin 1980, permettant au Niger de bénéficier de formations, notamment sur le sol américain, dans le cadre du programme International Military Education and Training (IMET), dont bénéficient des dizaines d’autres pays africains54. Durant la décennie suivante, après le fiasco de l’opération de maintien de la paix de l’ONU en Somalie et les pertes subies par le contingent états-unien en octobre 1993, l’administration Clinton décide de ne plus participer à des opérations de ce type sur le continent africain et, en contrepartie, de développer un programme de formation des armées africaines, incitées ainsi à participer aux opérations de maintien sur leur propre continent, et de leur fournir du matériel non létal.
C’est ainsi que naît, trois ans plus tard, le programme African Crisis Response Initiative (ACRI) qui devient, en 2002, l’Africa Contingency Operations Training Assistance (ACOTA), moins axé sur le maintien de la paix et davantage sur l’entraînement au combat. Le Niger est ou a été bénéficiaire de l’un et l’autre de ces programmes55. Par exemple, en 2015, des formateurs de l’ACOTA contribuent à la formation d’un bataillon de l’armée nigérienne avant son déploiement au sein de la MINUSMA56.
L’aiguillon terroriste
Mais le grand changement survient après la promulgation de la « guerre globale contre le terrorisme » par l’administration Bush. Inquiète du développement de groupes armés djihadistes en Afrique de l’Ouest, initialement à partir de l’Algérie, elle met en œuvre, à partir de novembre 2003, un programme nettement plus offensif, la Pan Sahel Initiative (PSI) visant à renforcer les compétences locales en matière de lutte contre le terrorisme et les trafics, à la fois au Mali, en Mauritanie, au Tchad et au Niger57. Cependant, ce programme ne se limite pas à des formations dispensées généralement par des membres des forces spéciales, puisque ces dernières mettent parfois directement la main à la pâte, notamment lors d’affrontements ayant opposé, en mars 2004, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC, ancêtre d’AQMI) aux armées nigérienne
et tchadienne, à la frontière entre leurs deux pays. Outre un soutien aérien, des hommes du 10e Special Forces Group (Airborne) auraient directement participé aux combats58.
La PSI est remplacée par la Trans-Saharan Counterterrorism Initiative (TSCTI) en janvier 2005 et deviendra dès l’année suivante le Trans-Sahara Counterterrorism Partnership (TSCTP). L’un et l’autre sont composés d’un volet civil, confié à des agences comme USAID, et d’un volet militaire, qui comprend notamment l’Operation Enduring Freedom – Trans Sahara (OEF-TS). Un autre changement important par rapport à la PSI est l’élargissement du programme à plusieurs autres pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest59. Une de ses réalisations les plus visibles est l’exercice annuel Flintlock, rassemblant environ un millier de soldats des États-Unis, d’Europe et d’Afrique. Le premier exercice, dans le cadre de la TSCTI, a lieu en 2005 dans six pays, dont le Niger. Les suivants se déroulent dans un seul pays du Sahel, celui de 2014 ayant lieu au Niger, en particulier dans les régions « chaudes » d’Agadez et de Diffa60.
Par ailleurs, le TSCTI/TSCTP, au départ pris en charge par le Commandement des États- Unis en Europe (EUCOM), tombe, lors de son entrée en fonction en 2008, dans l’escarcelle du Commandement des États-Unis pour l'Afrique (AFRICOM)61.
Le TSCTI/TSCTP témoigne d’une approche régionale de la sécurité par les États-Unis, puisqu’il regroupe une dizaine de pays, du Maroc au Nigeria. Cependant, certains d’entre eux semblent être davantage importants aux yeux de Washington, notamment le Niger qui aurait été, entre 2005 et 2008, le principal bénéficiaire de l’aide américaine dans le cadre de ce programme, pour un montant de 44 millions USD62. Notons que les États-Unis ont brièvement suspendu leurs programmes d’assistance militaire en août 2009 afin de pousser le président Tandja à quitter le pouvoir et ont repris leur coopération dès son renversement en février 201063.
Le tournant malien
Le second tournant de la coopération militaire entre les États-Unis et le Niger est l’invasion du Mali par des groupes djihadistes en 2012 et la riposte de l’année suivante, encadrée principalement par la France. Or, la réussite de son opération Serval dépend notamment de moyens aériens pour surveiller les vastes étendues saharo-sahéliennes où évoluent ses adversaires. Aussi, parallèlement au déploiement de leurs propres drones Harfang à Niamey, les responsables de l’opération accueillent avec soulagement l’arrivée, dès février 2013, de drones états-uniens Predator, bien plus efficaces que les premiers, ainsi que, officiellement, une centaine de militaires chargés d’opérations de renseignement, notamment pour les partager avec les forces françaises au Mali64. Cependant, en privé, des diplomates français sur place se disent « agacés » par la conclusion rapide des négociations entre Washington et Niamey, visiblement le signe de la volonté des autorités locales de contrebalancer l’influence de l’ancienne puissance coloniale65. En outre, quelques mois auparavant, Washington a obtenu de Niamey l’autorisation que leurs Pilatus PC-12, sous leur version militaire U-28A, soient autorisés à se ravitailler à l’aéroport d’Agadez66. Au moins un avion de ce type est photographié à l’aéroport de Niamey en décembre 201267. Ces appareils sont généralement utilisés pour des missions de reconnaissance et de surveillance par le Commandement des opérations spéciales de l’U.S. Air Force68.
Le nombre de drones déployés n’a jamais été dévoilé, bien que plusieurs observateurs citent le nombre de trois, des MQ-1 Predator et des MQ-9 Reaper69. En avril 2013, un Reaper s’écrase dans le nord du Mali, à la suite d’une panne70, et un autre sur une piste de l’aéroport de Niamey, en octobre 201471.
Une certaine confusion entoure également une éventuelle base de drones à Agadez, porte d’entrée du Sahara idéalement située dans le centre du pays. Les autorités militaires états-uniennes annoncent, en septembre 2014, leur intention d’y relocaliser leur base de Niamey72, tandis que le Pentagone demande, sept mois plus tard, un budget de 50 millions de dollars afin de bâtir un « aéroport et une base à Agadez... pour soutenir les opérations en Afrique de l’Ouest », crédit ensuite approuvé par le Congrès73. À l’heure d’écrire ces lignes, les travaux semblent toujours en cours74. La future base d’Agadez ne devrait pas se limiter à l’accueil de drones, puisque la piste en construction, d’une longueur de 3 000 m, devrait également permettre l’envol d’avions de surveillance et de renseignement, ainsi que d’appareils de transport75. Par ailleurs, le budget prévu pour sa construction, aurait déjà doublé: en y ajoutant des frais «d’opération et de maintenance », il aurait atteint 100 millions USD, ce qui en ferait « le plus important effort de construction militaire des États-Unis en Afrique » et devrait renforcer le Niger dans son rôle de « hub régional clé des opérations militaires des États-Unis »76.
Les États-Unis semblent disposer d’une troisième base – particulièrement discrète – au Niger, à Aguelal, près d’Arlit, où des forces spéciales côtoieraient leurs collègues français du COS. Les deux unités partageraient la même piste d’atterrissage77. De plus, il est question du déploiement de drones également à Dirkou78, dont l’aéroport a été récemment rénové et où des instructeurs états-uniens ont achevé, en juillet 2016, laformation d’une compagnie logistique nigérienne de 56 hommes, après l’avoir entièrement équipée79. Les États-Unis disposeraient également de facilités de ravitaillement en kérosène pour leur jets à l’aéroport de Zinder80. Enfin, une équipe d’une petite vingtaine d’hommes des Forces spéciales était active en septembre 2015 dans la région de Diffa. Elle y a notamment organisé, avec les FAN et Spirit of America, une ONG spécialisée dans le soutien aux forces armées des États-Unis, un « Sommet anti-Boko Haram » à destination des leaders villageois de la région81.
Quant au nombre de militaires états-uniens déployés au Niger, un communiqué de la Maison Blanche, datant de décembre 2013, parlait de 200 hommes engagés dans des opérations de renseignement82, soit le double du nombre annoncé dix mois plus tôt. Selon l’Institut international d’études stratégiques, ils étaient 250 au début 201683. Mais dès la fin 2013, certaines sources évoquaient des chiffres bien plus élevés, allant jusqu’à un millier d’hommes84. ... suite de l'article sur Autre presse