Mercredi 9 août, une petite foule se masse devant la mairie de Kabelawa, un village à mi-chemin entre le lit du lac Tchad et Diffa, la capitale de la région du même nom, au Niger. Le gouverneur de Bol, du côté tchadien du lac, a fait le déplacement, escorté par une centaine de pick-up débordant de soldats. L’élite politique, aristocratique, religieuse et économique de cette région du sud-est du Niger se retrouve aux côtés de la société civile pour appeler à la libération des 39 personnes enlevées par Boko Haram le 2 juillet, à quelques kilomètres de là.
Un grand et bel homme à la barbiche soignée s’est joint discrètement à l’assemblée. Nul ne prête vraiment attention à ce religieux. Appelons-le « l’imam Abakar » – il préfère, par mesure de sécurité, que l’on taise son vrai nom. A sa manière, cet érudit salafiste qui officie dans cette région frontalière du Nigeria est l’un des pionniers de la lutte contre Boko Haram, avant que la secte islamiste se mue en un groupe armé hyperviolent.
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Dès 2006, l’imam Abakar dit avoir senti le danger et mis en garde les autorités nigériennes. La secte islamiste a été fondée quatre ans plus tôt par un prédicateur exalté, Mohammed Yusuf, de retour d’Arabie saoudite. Lui n’a que 24 ans à l’époque, mais il étudie le Coran depuis son plus jeune âge. Formé à l’Institut d’études islamiques de Zinder, à 470 km à l’ouest de sa ville natale de Diffa, il a poursuivi son apprentissage théologique durant quatre ans à Khartoum, au Soudan, avant de revenir dans sa région du bassin du lac Tchad. Là, les appels au djihad de Mohammed Yusuf l’interpellent, tant ils contredisent ce qu’il a appris.
« J’ai pointé ses erreurs »
« Je me suis rendu compte qu’il utilisait des hadiths et des versets du Coran qui n’étaient pas authentiques, mal traduits, mal interprétés, se souvient-il. Parfois, il déformait volontairement le sens des textes sacrés. Il faisait beaucoup d’erreurs, que ce soit sur les questions liées à la qibla [direction de la prière] ou ses appels au djihad, qui ne respectaient pas les conditions contenues dans le Coran. »
Inacceptable pour ce salafiste convaincu qui suit à la lettre la tradition des « pieux ancêtres » et s’efforce de faire ressembler sa vie à celle du prophète Mahomet. Pour en avoir le cœur net, l’imam Abakar décide de se rendre à Maiduguri. Dans la grande ville du nord-est du Nigeria, à seulement 150 km de Diffa, il part à la rencontre de Mohammed Yusuf dans le centre où il prêche, enseigne et reçoit, qu’il a baptisé « Ibn Taymiyya », du nom de ce théologien du XIIIe siècle qui l’inspire – comme de nombreux fondamentalistes – et que l’imam Abakar a étudié dans le texte.
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Les chefs traditionnels de la région de Diffa, à Kabelawa, le 9 août 2017.
Ils se verront à trois reprises en 2006 et 2007, mais l’érudit salafiste de Diffa comprend qu’il n’y a rien à faire pour ramener le prédicateur dans le « vrai chemin de l’islam ». Il s’étonne encore de son « niveau bas » de connaissance islamique. Contrairement à ce qu’il a fait croire, Mohammed Yusuf n’a pas étudié la théologie en Arabie saoudite – c’est en tout cas ce qu’il aurait reconnu devant l’imam Abakar.
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« J’ai pointé ses erreurs et, parfois, il en était bien conscient. Je lui ai donné un livre sur le takfir [déchéance du statut de musulman]. Quelques mois plus tard, il m’a dit l’avoir lu à moitié. Puis il m’a dit l’avoir perdu. Il me disait qu’il rectifierait ses prêches petit à petit. Une fois, nous sommes allés le voir avec de nombreux marabouts et érudits pour le lui rappeler, mais il nous a répondu qu’il ne pouvait plus faire sortir ses idées de la tête des gens. Il interdisait les études dans les autres écoles coraniques que la sienne et beaucoup de ses disciples avaient déchiré leurs diplômes. Mais il déformait les textes ! »
Cassettes et clés USB
Dans les milliers de madrasas de Maiduguri, où les enfants psalmodient des sourates du Coran qu’ils ne comprennent souvent pas, les interprétations radicales de Mohammed Yusuf font florès. Le clergé plus modéré, discrédité pour sa proximité avec le pouvoir politique, est impuissant. De fait, l’ascension de Mohammed Yusuf, star du prêche extrémiste, semble irrésistible.
Ce tribun devient l’imam en vogue dans tout le bassin du lac Tchad, dans ses grandes villes désordonnées et ses villages de paysans, dans ses îles mystérieuses et sa savane traversée par les peuples nomades. Ses sermons vitupèrent contre l’ordre établi et les symboles de l’Etat, dénoncent la corruption de l’élite politique et des chefs traditionnels. Ses mots crus, ses appels à tuer au nom d’Allah excitent les esprits de la région.
« Parmi ceux qui soupçonnent votre religion, il faut trouver les grands leaders et les égorger. Parce qu’ils n’ont pas de parole. Vous trouvez les leaders et vous les tuez car ils soupçonnent votre religion. Dieu a dit : “C’est ainsi qu’ils arrêteront de soupçonner votre religion” », ordonnait Mohammed Yusuf en 2006, dans l’un de ses prêches que les jeunes de la région s’arrachaient. Ses idées, comme celles de son bras droit Abubakar Shekau, circulaient jusqu’à Zinder ou Agadès, au Niger, sur cassettes, cartes mémoires de téléphone ou clés USB.
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Des habitants réunis à Kabelawa, au Niger, le 9 août 2017.
« Il était le seul à nous parler des vrais problèmes et à dénoncer les abus de l’élite sans avoir peur », se souvient un ancien combattant de Boko Haram. La « Yusufiyya » déborde de fidèles, de disciples, de curieux. Mais les autorités des Etats de la région (Niger, Tchad, Nigeria, Cameroun) détournent le regard de ce qui est perçu comme un énième mouvement réformiste salafiste du nord du Nigeria.
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« Je le considère comme un musulman qui a tort, s’est enfermé dans l’ignorance et a manipulé les foules en détournant le message de Dieu », tranche notre imam Abakar. Mohammed Yusuf incite à s’en prendre aux confréries soufies, considérées comme impies, y compris par les salafistes comme l’imam Abakar, qui se montre hostile ou méprisant à leur égard. Après avoir conquis les cœurs et les esprits, Mohammed Yusuf s’impose dans le paysage riche et varié de l’islam radical du nord du Nigeria – et des pays voisins –, qui a pourtant éprouvé au cours des dernières décennies les glissements vers la violence de sectes radicales et le développement de mouvements dits réformateurs.
Un débat avec Shekau
Parmi ces derniers, il y a le Mouvement pour la suppression de l’innovation et l’instauration de la Sunna, plus connu sous l’appellation « Izala ». Une organisation salafiste née à la fin des années 1970, qui a un temps compté dans ses rangs Mohammed Yusuf – et dont se revendique toujours l’imam Abakar – et qui s’accommode de l’Etat, qu’elle entend infiltrer avec des disciples bien formés pour changer le système de l’intérieur dans l’espoir de conquérir le pouvoir avec le temps. Avant de fabriquer Boko Haram, Mohammed Yusuf faisait partie de ce mouvement mené par le respecté Cheikh Jafar Mahmud Adam dont il est un disiple. Puis il a appelé ses fidèles à le combattre et son maître Adam a fini assassiné à Kano, la grande ville du nord du Nigeria, en avril 2007.
Pour lutter contre Boko Haram, l’imam Abakar et ses amis Izala font des contre-prêches dans les villages du nord-est du Nigeria et du sud-est du Niger. Ils passent après les prosélytes de la Yusufiyya, qu’ils contredisent et dont ils pointent les erreurs. Ce qui ne laisse pas indifférent Mohammed Yusuf et ses lieutenants. « Un jour du onzième mois de 2008, Abubakar Shekau m’envoie des messagers porteurs d’une lettre m’invitant à débattre », se souvient l’imam Abakar.
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Des anciens combattants de Boko Haram dans le centre de repentis de Goudoumaria, à 200 km à l’ouest de Diffa, au Niger.
Abubakar Shekau est alors le plus proche disciple de Mohammed Yusuf et un prêcheur fou qui peine à contenir la violence qu’il a en lui. L’imam Abakar accepte le débat, qui se déroulera dans un village nigérian à une centaine de kilomètres de Diffa. La causerie s’étirera de minuit à l’aube : un dialogue de sourds entre salafistes. A chacun sa vision et son interprétation du concept équivoque de djihad, qui signifie « faire un effort en vue de réaliser un objectif ». Abubakar Shekau songe déjà à la guerre totale, à la possibilité de tuer tous ceux qui n’adhèrent pas à la Yusufiyya.
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« On a d’abord échangé sur le djihad. Abubakar Shekau a cité le djihad du Front islamique du salut [groupe islamiste armé algérien des années 1990] et justifiait le recours aux tueries d’innocents. On a débattu du sens du djihad dans le texte. La seconde partie du débat portait sur le concept de takfir et il insistait sur la possibilité de tuer un mécréant qui a commis de grands péchés. La troisième partie concernait l’intégration dans la fonction publique. Pour lui, la charia dans le nord du Nigeria [en vigueur depuis 2000] n’est pas bonne car les gouverneurs n’ont pas déclaré le djihad et que des mécréants vivent avec les musulmans sans être inquiétés. Selon Abubakar Shekau, tout fonctionnaire public est un mécréant. Enfin, la quatrième partie du débat traitait des écoles de pensée islamique. J’ai tenté de lui expliquer que le fait de tuer est un grand péché dans l’islam. Mais il n’entendait pas ce que je disais. Son niveau de connaissance était inférieur à celui de Mohammed Yusuf et il faisait, lui aussi, des prêches sur le djihad qui ne respectaient pas le djihad. ».... suite de l'article sur LeMonde.fr