Le jeune homme que le reporter du Messager rencontre aux urgences de cet hôpital ce mercredi 3 avril 2013 est à la fois efflanqué, anxieux et exténué. Barbe mal rasée, il est vêtu d’un maillot du Fc Barcelone défraîchi et d’un pantalon jean assorti d’une paire de chaussettes rayées portant des traces de boues. On dirait qu’il sort d’un champ de patates. Le regard vague se promène malaisément autour de la salle comme s’il avait perdu quelque chose. Pas besoin d’être un démiurge pour se rendre à l’évidence que Richard Djif va mal. La preuve, il se tord de douleur toutes les deux secondes, tentant de soutenir son bras gauche dont l’auriculaire porte un bandage qui couvre une entaille. L’origine de cette blessure ouverte ? « Ce sont mes ravisseurs qui m’ont coupé ce doigt pour me pousser à répondre correctement à leurs questions », souffle le jeune cinéaste qui a de la peine à prononcer une phrase complète.
A la porte du service des urgences, trois officiers de police lourdement armés filtrent les entrées. « Pas plus de deux personnes dans la salle » répètent-ils machinalement aux nombreux visiteurs qui se bousculent pour voir celui qu’ils ont surnommé le miraculé. Normal puisque Richard Djif revient de loin. « Après m’avoir torturé pendant une dizaine de jours, ils m’ont abandonné ce matin (hier Ndlr) aux environs de 3h dans un marécage derrière la Maetur à Mendong. C’est un monsieur qui faisait le sport qui m’a retrouvé en passant et m’a conduit à la brigade de gendarmerie proche. Là-bas, ils m’ont encore tellement fusillé de questions que j’ai failli perdre connaissance », raconte-t-il avant de vider le contenu du deuxième pot de yaourt que vient de lui apporter un parent. Lequel parent revient sur les circonstances de son transfèrement. « Nous l’avons d’abord conduit á l´hôpital de district de Biyem-Assi où une radiologie a décelé une fracture grave de deux doigts. Puis, jugeant son cas préoccupant, nous avons décidé de le transférer à l’hôpital de la Cnps à Essos ». C’est en discutant avec Djif qu’il va nous confier qu’il n’a rien absorbé depuis le 23 mars dernier, date de son enlèvement. Pas d’eau, pas de nourriture.
Jean Pierre Bekolo
Ce jour-là, se souvient-il, « je revenais d’un lieu de détente où j’ai regardé le match Cameroun-Togo. Alors que je retournais dans ma cité à Bonas (Bonamoussadi, Ndlr), j’ai remarqué qu’une voiture de marque Toyota Avensis de couleur beige me suivait depuis la veille. Pour créer la diversion, j’ai emprunté une moto pour le Carrefour Biyem-Assi. Mais le véhicule était toujours à mes trousses. Au moment où j’ai tenté de le semer, un autre véhicule a surgi de nulle part et m’en a empêché. Trois hommes baraqués en sont sortis et m’ont immobilisé avant de me jeter à l’intérieur ». C’est là que commence le chemin de croix du réalisateur du film « 139 les prédateurs » qui se rend à l’évidence qu’il est devenu, sans le vouloir, acteur principal d’une fiction dont il ne connaît pas encore le metteur en scène. « Ils m’ont bandé les yeux et m’ont emmené dans un endroit qu’il m’est impossible de localiser. On ne m’enlevait le bandage que lorsqu’il fallait m’interroger et me torturer», poursuit-il. Sur quoi portaient donc ces interrogatoires ? Richard Djif déclare que ses ravisseurs voulaient qu’il « crache le morceau ». Qu’il vide son sac et leur dise qui a financé son dernier film, quelles relations il entretient avec la famille du feu Pius Njawé. Pourquoi la trame de ce film ressemble étrangement à celui du dernier film de Jean Pierre Bekolo (…)?
« Lorsque je leur donnais une réponse qui ne les arrangeait pas, ils me brutalisaient et menaçaient de me saigner si je continue de m’amuser avec eux », explique-t-il en brandissant pour preuve, son auriculaire à moitié tranché. Ses bourreaux, apprend-on, vont changer de site presque toutes les 24 heures. « Au début ils portaient des cagoules mais au fur et à mesure que le temps passait, ils me parlaient à visages découverts, me promettant la mort à chaque fois ». Les ravisseurs auraient même poussé le bouchon plus loin en lui demandant de leur dessiner un plan de localisation du domicile de chacun des acteurs du film querellé.
Menaces
En rappel, il y a douze jours, le monde du cinéma apprenait avec émoi la disparition de Richard Djif, cinéaste et artiste polyvalent, enlevé dans la nuit du samedi 23 au dimanche 24 mars 2013, à son lieu de résidence au quartier dit Bonamoussadi, à Yaoundé. A l’origine de cet acte ignoble, la sortie et la diffusion de son film intitulé : « 139, les prédateurs » qui met en scène les dérives d’un pouvoir totalitaire vieux de 139 ans, dans un pays imaginaire nommé le Chimpanz. Le jeune réalisateur Djif et les principaux acteurs du film recevaient, depuis quelques semaines, des messages de menaces leur intimant l’ordre d’arrêter immédiatement la diffusion du film. La fin d’un mélodrame ? Le jeune cinéaste n’y croît pas encore parce que « avec le calvaire que j’ai enduré, rien ne me dit qu’ils ne recommenceront pas », craint-il.