PROCHE DU MOMENT où je vais tirer ma révérence après bientôt quarante ans à la présidence du groupe dont je porte le nom – et qui va bientôt fêter son bicentenaire –, je m’interroge sérieusement : faut-il abandonner l’Afrique ?
C’est la question que je me pose après deux jours d’interrogatoires à l’occasion d’une garde à vue conclue par une mise en examen. Non pas à cause des conditions de ces deux pénibles jours ; même si le système inquisitorial est extravagant – présence d’un avocat qui n’a pas le droit de parler, découvertede documents ou de témoignages dont vous n’avez pu avoir connaissance au préalable, les gens rencontrés ont été loyaux, professionnels et courtois.
C’est à cause du fond : depuis environ trente ans, notre groupe a cru au développement de l’Afrique et y a investi patiemment près de 4 milliards d’euros et a contribué à y créer énormément d’emplois : quelque 30.000 familles vivent du travail de nos entreprises. Nous y avons développé notamment un maillage fiable de logistique permettant aux marchandises de circuler à l’intérieur des pays et vers l’international.
Lorsque j’ai eu la chance de présider de nouvelles entreprises comme Havas ou Vivendi, je les ai exhortées elles aussi à investir plus vers ce continent d’avenir.
Mais en raison de campagnes véhiculant des informations fausses ou malveillantes, ce continent, qui sera bientôt riche de 2 milliards d’habitants, qui est aux portes de notre Europe et qui se développe – heureusement – beaucoup plus vite que le nôtre, est appréhendé comme une terre de non-gouvernance, voire de corruption. On y imagine des chefs d’État décidant seuls d’accorder des contrats mirobolants à des financiers peu scrupuleux…
Je ne souhaite pas commenter des faits examinés par la justice et qui vont désormais être analysés et plaidés à décharge, mais comment imaginer que des dépenses de communication de quelques centaines demilliers d’euros comptabilisées en toute transparence avec un groupe de communication de taille et de réputation mondiale aient déterminé des investissements de centaines de millions d’euros pour des opérations portuaires où l’exigence technique est considérable, et obtenu à l’occasion d’appels d’offres internationaux… en outre réalisés dans un cas, deux ans, dans l’autre, neuf ans avant les élections de personnalités présumées corrompues ?
En cent quatre-vingt-seize ans, notre groupe a traversé avec succès des révolutions, deux guerres mondiales, des ruptures technologiques. Ses équipes sont sa force mais elles doivent, pour créer de la valeur, être dirigées vers des eaux le moins hostiles possible.
Nous sommes présents dans différents métiers et sur tous les continents : en Europe, en Amérique, en Asie, nous développons des technologies de pointe dans des activités porteuses comme les films pour condensateurs, les bus électriques ou les bornes interactives ; l’Afrique représente environ 20 % de notre groupe. Faut-il encore investir en Afrique ? Le développement de salles de cinéma que réalise Vivendi dans des pays qui n’en avaient plus depuis trente ans, le développement d’expériences d’électrification grâce aux technologies exceptionnelles de nos batteries, vont-ils être considérés comme des cadeaux ayant une finalité corruptrice ?
Toute embauche peut-elle être requalifiée comme un service rendu ?
Quand je vois la chasse aux sorcières organisée contre nos agissements dans desplantations qui ne nous ont jamais appartenuet où nous n’avons aucun employé…
Qu’on y montre même dans un reportage un garçon présenté comme un de nos employés – ce qu’il n’est pas – et ayant 14 ans, qui, quelques mois après, présentera son état civil démontrant qu’il avait près de 18 ans…
Et qu’aucune ligne ne sera écrite pour rétablir cette vérité… Je me demande vraiment : faut-il abandonner l’Afrique ?
Je pose cette question sans vouloir polémiquer. Mais c’est un sujet tellement sérieux ! Et j’ai réalisé au cours de ces derniers jours que ce que nous faisions en toute bonne foi depuis longtemps, vu à travers le prisme d’un continent africain considéré comme dirigé par des équipes sans foi ni loi, était le terreau d’une suspicion légitime.
Ce n’est pas, bien sûr, l’Afrique que je connais et qui, sous mes yeux, progresse formidablement depuis trente ans. On y croise des personnes remarquables, formées aux meilleures écoles, informées parfaitement des technologies grâce au développement du téléphone portable, des milliers d’entrepreneurs.
Loin des clichés d’une Afrique misérabiliste, je vois les buildings, les réseaux informatiques se créer, le souhait d’une vigoureuse jeunesse pour dessiner un futur démocratique et serein. Arrêtons ce traitement inexact et condescendant des Africains. La France des Lumières qu’ils admiraient tant ne risque-t-elle pas de briser ce lien d’amitié par des procès en sorcellerie ou des inquisitions injustes et généralement disproportionnées, et par notre comportement vis-à-vis des autres pays parce qu’ils sont aujourd’hui moins puissants ? Je crois que, dans un avenir proche, la France aura plus besoin de l’Afrique que l’inverse. J’espère que la France des Lumières que j’aime va ouvrir les yeux sur l’Afrique que je connais.