La communauté internationale prend peu à peu conscience de la nécessité d’une approche géopolitique globale de la sécurité dans la bande sahélo-saharienne. Rappelons-lui avec insistance, que pour laisser augurer une issue positive, toute démarche devrait impérativement inclure un questionnement sans tabou des formes de gouvernance en vigueur dans les pays concernés. Il faudrait, alors prendre en considération les dysfonctionnements à l’origine des conflits qui opposent depuis soixante ans certaines populations aux Etats centraux, notamment au Mali et au Niger. Avec l’opération Serval en 2013, qui a reconquis l’Azawad pour le remettre sous l’autorité de l’Etat malien, puis son extension à d’autres pays du Sahel à travers Barkhane, la France a fait un choix politique fort qui la place, de fait, au cœur des antagonismes qui secouent l’espace sahélo-saharien.
Depuis la création, par l’administration coloniale française, du Niger et du Mali, les peuples du nord de ces deux pays n’ont cessé de revendiquer leur droit légitime à être pleinement associés à leur gestion politique et économique. Aux indépendances, l’administration coloniale a laissé des Etats à construire dont les populations n’avaient pas librement choisi de partager un projet national commun. L’échec patent des systèmes postcoloniaux requiert aujourd’hui une nouvelle forme de gouvernance afin de répondre à la situation explosive, que les élites politiques, souvent en rupture avec les sociétés qui composent ces Etats, n’ont pas été en mesure d’anticiper. Un Etat qui ne respecte, ni n’inclut certaines composantes de ses populations, les privant ainsi de toute identité institutionnelle, perd sa légitimité à exercer sa souveraineté sur elles.
Aujourd’hui, les États, notamment malien et nigérien, doivent se rendre à l’évidence et accepter de reconsidérer ce qui n’a pas fonctionné pendant soixante ans d’indépendance, en créant les conditions d’un renouveau dans leurs systèmes de gouvernance. Cela permettrait de mettre un terme aux cycles de violences et augmenterait leur capacité à faire face aux nouveaux défis en termes de sécurité, de démocratie et de développement. En dépit de quelques avancées, les méthodes de gouvernance politique peinent à évoluer et à se rénover afin d’apporter des réponses appropriées à ces tensions.
Preuve est faite que les armées régulières ne parviennent pas à sécuriser les territoires ; cela tient, entre autres, à la nature de leur recrutement et au hiatus entre ces armées et les populations. L’expérience a montré des armées habituées à se comporter en armées d’occupation et beaucoup conservent la mémoire des massacres massifs des années 90 perpétrés au Mali et au Niger. Les rapports parfois troubles entre les gouvernements et certains groupes dits d’autodéfense alimentent la méfiance entre communautés. Il est de notoriété publique que certains États instrumentalisent de vieilles tensions communautaires pour affaiblir ou renforcer certains acteurs sur des fondements ethnocentristes. La méfiance persistante entre les Etats et certaines communautés, constitue un des freins majeurs à toute stratégie efficace contre l’insécurité.
Au Mali par exemple, la compréhension de la dimension qu’incarne l’Azawad, est incontournable pour une stabilisation et une sécurisation durable du pays. Il s’agit avant tout de se défaire de la domination de l’appareil politique centralisateur en place depuis plus de soixante ans, lequel n’a su prendre en compte la diversité et les aspirations des populations concernées. En réalité, l’acharnement contre l’Azawad et l’obsession de Kidal, constituent une manière, à peine voilée, de s’en prendre à la communauté touarègue dans son aspiration à refuser cette domination ethnocentriste que les politiques actuelles cherchent à perpétuer. Si des communautés continuent à être marginalisées et massacrées dans l’indifférence générale, elles finiront par pactiser avec le diable pour exister et combattre ceux qu’elles auront identifiés comme leurs véritables ennemis. En conséquence, le succès de l’intervention internationale dépendra des solutions apportées aux problèmes politiques de fond, qui ont favorisé l’émergence de groupes armés dans cette région.
Au-delà des engagements actuels, la communauté internationale devrait appuyer les voix de plus en plus nombreuses qui enjoignent de placer les droits des peuples au centre d’une reconfiguration géopolitique incontournable dans cette région. La stabilisation de l’espace sahélo-saharien en dépend. Il est surprenant de se féliciter du réveil des peuples à travers le monde, et de verrouiller l’expression populaire au Sahel.
A travers son engagement au Sahel, la France tente de contenir la progression de l’idéologie djihadiste, favorisée par des décennies de mal gouvernance. Ce retour de la France, la dimension que prend son engagement, constituent un événement majeur qui ne manquera pas de réinterroger, non seulement sa responsabilité historique, mais aussi son rôle de puissance attentive aux équilibres indispensables à la stabilité des Etats. L’intervention de la France, et plus généralement de la communauté internationale, risque cependant d’aggraver la situation si elle n’est conduite avec discernement et respect des populations locales. Une présence militaire dirigée contre leurs revendications légitimes pourrait précipiter toute la sous-région dans le chaos. L’idéologie djihadiste combattue aujourd’hui constitue un phénomène opportuniste qui masque difficilement les problèmes politiques antérieurs résultant de la mal gouvernance. La complaisance française a longtemps permis au Niger et au Mali d’étouffer les revendications citoyennes, notamment touarègues, en couvrant les exactions de ces Etats sur la scène internationale.
La communauté internationale convaincrait davantage de sa volonté à stabiliser la sous-région, si elle se montrait déterminée à mettre un terme à la culture de l’impunité dans les pays en question. Les dirigeants politiques et militaires responsables de crimes devraient répondre de leurs actes devant la Cours pénale internationale. C’est là, une condition sine qua non à toute réconciliation entre ces communautés et les Etats. Tout arrangement, ou amnistie hasardeuse, qui s’abstrairait de cette exigence est voué à l’échec. Les tenants du « Mali un et indivisible » ne réalisent pas l’indécence de leur slogan, alors qu’ils attestent jour après jour de leur inaptitude à dénoncer les massacres de leurs concitoyens Touaregs, Maures ou Peulhs. Plus généralement, l’impéritie des classes politiques ne se limite pas à cela, elles se montrent également incapables de concevoir des solutions qui seraient l’aboutissement de concertations entre les différentes communautés nationales. Les injustices et la stigmatisation dont sont victimes certaines communautés de la part des Etats constituent un frein à l’émergence d’un sentiment national partagé ; les tabous doivent être levés pour faire place à la vérité, à la justice, au pardon et à la réconciliation.
Contrairement aux discours par trop simplistes de certains activistes, le Sahel a besoin d'un accompagnement institutionnel qui tienne compte des fragilités politiques et des réalités socioculturelles des populations. La France, plus que n'importe quelle autre puissance internationale, a beaucoup à apporter dès lors qu’elle parviendra à se défaire de certaines représentations et à rénover ses pratiques en matière de coopération. La vision de certains panafricanistes occulte les réalités ethnoculturelles de leurs pays au profit d'une conception étriquée du patriotisme. Les slogans anti-impérialistes émanent souvent de cercles fermés qui ne convainquent pas de leur capacité à s’émanciper des systèmes qui les ont enfantés. Beaucoup ignorent le degré de fragilité de leurs propres pays et alimentent des agitations empreintes de naïveté en occultant les causes réelles des difficultés actuelles. Rares sont ceux qui proposent des alternatives réalistes à la mal gouvernance ambiante. Le salut de l’espace sahélo-saharien nécessite une approche rénovée des systèmes de gouvernance à travers la mise en place d'ensembles étatiques fédéraux dans lesquels les peuples vivront leurs diversités dans la paix, la complémentarité et le respect des identités culturelles. Sans quoi, les cycles de violences se perpétueront et feront obstacle à tout processus de développement. La refondation de l’Etat constitue un impératif absolu afin de mettre un terme à l’instabilité chronique qui favorise insécurité et prolifération de groupes armés.
Les générations émergentes prennent aujourd’hui conscience de leurs intérêts et portent un regard plus pragmatique sur les évolutions géopolitiques de la sous-région. Au moment des indépendances, la France a choisi d’écarter certaines communautés de la gestion politique des nouveaux Etats auxquels elle avait intégré leurs territoires. A la faveur de son intervention actuelle, elle devrait se montrer plus exigeante vis-à-vis des Etats régionaux et contribuer ainsi à la réparation de cette injustice. Si elle devait persister à vouloir uniquement proroger les configurations mises en place au lendemain des indépendances, elle s’inscrirait alors, à contre-courant des évolutions géohistoriques.